La culture des idées | Page 8

Remy de Gourmont
du sang épanché Arrête les ruisseaux, et dont le sein fidèle Du caillou pétillant recueille l'étincelle.
ne faudrait pas croire cependant que l'Homme des champs, d'où sont tirées ces charades, soit un poème entièrement méprisable. L'abbé Delille avait son mérite. Privées des plaisirs du rythme et du nombre, nos oreilles exténuées par les versifications nouvelles finiraient par retrouver un certain charme à des vers pleins et sonores qui ne sont pas ennuyeux, à des paysages un peu sévères, mais larges et pleins d'air,
......................Soit qu'une fra?che aurore Donne la vie aux fleurs qui s'empressent d'éclore, Soit que l'astre du monde, en achevant son tour, Jette languissamment les restes d'un beau jour.

VII
Cependant M. Albalat se demande: comment être original et personnel? Sa réponse n'est pas très claire. Il conseille le travail et conclut: l'originalité est un effort incessant. Voilà une bien facheuse illusion. Des qualités secondaires seraient sans doute plus faciles à acquérir, mais la concision, par exemple, est-elle une qualité absolue? Rabelais et Victor Hugo, qui furent de grands accumulateurs de mots, doivent-ils être blamés parce que M. de Pontmartin avait lui aussi l'habitude d'enfiler en chapelet tous les vocables qui lui venaient à l'esprit et d'accumuler dans la même phrase jusqu'à douze à quinze épithètes? Les exemples donnés par M. Albalat sont fort plaisants, mais si Gargantua n'avait pas joué, sous l'oeil de Ponocrates, à deux cents et seize jeux différents, tous très beaux, cela serait très facheux, quoique ?les grandes règles de l'art d'écrire soient éternelles?.
La concision est parfois le mérite des imaginations rétives; l'harmonie est une qualité plus rare et plus décisive. Il n'y a rien à relever dans ce que dit M. Albalat à ce propos, sinon qu'il croit un peu trop aux rapports nécessaires qu'il y aurait entre la légèreté, par exemple, ou la lourdeur d'un mot et l'idée qu'il détient. Illusion née de l'accoutumance, que l'analyse des sons détruit. Ce n'est pas seulement, dit Villemain, par imitation du grec ou du latin fremere que nous avons fait le mot frémir; c'est par le rapport du son avec l'émotion exprimée. Horreur, terreur, doux, suave, rugir, soupirer, pesant, léger, ne viennent pas seulement pour nous du latin, mais du sens intime qui les a reconnus et adoptés comme analogues à l'impression de l'objet[9]. Si Villemain, dont M. Albalat adopte l'opinion, avait été plus versé dans la linguistique, il e?t invoqué sans doute la théorie des racines, ce qui donnait à ses sottises une apparence de force scientifique; tel quel, le petit paragraphe du célèbre orateur serait très agréable à discuter. Il est bien évident que si suave et suaire évoquent des impressions généralement éloignées, cela ne tient pas à la qualité de leurs sons; en anglais, il y a sweet et sweat, mots de prononciation identique. Doux n'est pas plus doux que toux, et les autres monosyllabes du même ton; rugir est-il plus violent que rougir ou que vagir? Léger est la contraction d'un mot latin, de cinq syllabes, leviarium; si légère porte sa signification, mégère la porte-t-il aussi? Pesant n'est ni plus ni moins lourd que pensant: les deux formes sont d'ailleurs des doublets dont l'unique original latin est pensare. Quant à lourd, c'est le mot luridus, qui voulut dire beaucoup de choses: jaune, fauve, sauvage, étranger, paysan, lourd, voilà sans doute sa généalogie. Lourd n'est pas plus lourd que fauve n'est cruel: songeons à mauve et à velours! Si l'anglais thin contient l'idée de mince, comment se fait-il que l'idée d'épais se dise par thick? Les mots sont des sons nuls que l'esprit charge du sens qu'il lui pla?t: il y a des rencontres, il y a des accords fortuits entre tels sons et tels idées; il y a frémir, frayeur, froid, frileux, frisson. Sans doute, mais il y a aussi: frein, frère, frêle, frêne, fret, frime et vingt autres sonorités analogues pourvues chacune d'un sens très différent.
[Note 9: L'art d'écrire, p. 138.]
M. Albalat est plus heureux dans le reste des deux chapitres où il traite successivement de l'harmonie des mots et de l'harmonie des phrases; il appelle avec raison le style des Goncourt, un style désécrit; cela est bien plus frappant encore s'il s'agit de M. Loti. Il n'y a plus de phrases; les pages sont un fouillis d'incidentes. L'arbre a été jeté par terre, ses branches taillées; il n'y a plus qu'à en faire des fagots.
A partir de la neuvième le?on, l'Art d'écrire devient didactique encore davantage, et voici l'Invention, la Disposition et l'élocution. Comment M. Albalat parvient-il à superposer ces trois moments, qui n'en font qu'un, de l'oeuvre littéraire, je ne saurais l'exprimer sans beaucoup de tourment. L'art de développer un sujet m'a été refusé par la Providence; je m'en remets de ce soin à l'inconscient, et je ne sais pas davantage comment on invente; je crois qu'on invente surtout, au rebours de
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