La culture des idées | Page 9

Remy de Gourmont
Newton, en n'y pensant jamais; et quant à l'élocution, je ne me fierais qu'avec malaise au procédé des refontes. On ne refond pas, on refait et il est si triste de faire deux fois la même chose que j'approuve ceux qui lancent la pierre au premier tour de la fronde. Mais voilà bien qui prouve l'inanité des conseils littéraires: Théophile Gautier écrivit au jour le jour, sur une table d'imprimerie, parmi les paquets d'où pend la ficelle, dans l'odeur de l'huile et de l'encre, les pages compliquées du Capitaine Fracasse, et l'on dit que Buffon recopia dix-huit fois les époques de la Nature[10]! Cela n'a aucune importance parce que, M. Albalat aurait d? le dire, il y a des écrivains qui se corrigent mentalement, ne mettent sur le papier que le travail lent ou vif de l'inconscient, et il y en a d'autres qui ont besoin de voir extériorisée leur oeuvre, et de la revoir encore, pour la corriger, c'est-à-dire pour la comprendre. Cependant, même dans le cas des corrections mentales, la revision extérieure est souvent profitable, pourvu que, selon le mot de Condillac, on sache s'arrêter, qu'on apprenne à finir[11]. Trop souvent le démon du Mieux a tourmenté des intelligences et les a stérilisées; il est vrai que c'est aussi un grand malheur que de ne pas pouvoir se juger. Qui osera choisir entre celui qui ne sait pas ce qu'il fait et celui qui se dédouble et se voit? Il y a Verlaine; il y a Mallarmé. Il faut obéir à son génie.
[Note 10: Ou plut?t fit recopier par ses secrétaires. Il remaniait ensuite la copie mise au net. Il y a un volume tout entier sur ce sujet: les Manuscrits de Buffon, par P. Flourens; Paris, Garnier, 1860.]
[Note 11: Il y a sur ce point un joli passage de Quintilien, que cite M. Albalat, page 213.]
M. Albalat excelle dans les définitions. ?La description est la peinture animée des objets?. Il veut dire que, pour décrire, il faut se placer comme un peintre devant le paysage, soit réel, soit intérieur. D'après l'analyse qu'il fait d'une page de Télémaque, il semble bien que Fénelon n'ait été doué que fort médiocrement de l'imagination visuelle et plus médiocrement encore du don verbal. Dans les vingt premières lignes de la description de la grotte de Calypso, il y a trois fois le mot doux et quatre fois le verbe former. Ce style est vraiment devenu pour nous le type même du style inexpressif, mais je persiste à croire qu'il a eu sa fra?cheur et sa grace et que le go?t d'un moment fut légitimement séduit. Souriant de cette opulence de papier doré et de fleurs peintes, idéal d'un archevêque resté séminariste, nous oublions qu'on n'avait pas décrit la nature depuis l'Astrée; ces oranges douces, ces sirops trempés d'eau de source furent des rafra?chissements de paradis. C'est de la méchanceté que de comparer Fénelon, non pas même à Homère, mais à l'Homère de Leconte de Lisle. Les trop bonnes traductions, celles qu'on peut appeler de littéralité littéraire, ont en effet ce résultat inévitable de transformer en images concrètes et vivantes tout ce qui de l'original était passé à l'abstraction {~GREEK CAPITAL LETTER LAMDA}{~GREEK SMALL LETTER EPSILON~}{GREEK SMALL LETTER UPSILON}{~GREEK SMALL LETTER KAPPA~}{GREEK SMALL LETTER OMICRON}{~GREEK SMALL LETTER DELTA~}{GREEK SMALL LETTER ALPHA WITH TONOS}{~GREEK SMALL LETTER CHI~}{~GREEK SMALL LETTER IOTA~}{GREEK SMALL LETTER OMEGA}{~GREEK SMALL LETTER NU} voulait-il dire qui a des bras blancs ou n'était-ce plus qu'une épithète épuisée? {~GREEK CAPITAL LETTER LAMDA}{~GREEK SMALL LETTER EPSILON~}{GREEK SMALL LETTER UPSILON}{~GREEK SMALL LETTER KAPPA~}{~GREEK SMALL LETTER ALPHA~}{GREEK SMALL LETTER KAPPA}{~GREEK SMALL LETTER ALPHA~}{GREEK SMALL LETTER NU}{~GREEK SMALL LETTER THETA~}{~GREEK SMALL LETTER ALPHA} donnait-il une image comme blanche épine ou une idée neutre comme aubépine, qui a perdu sa valeur représentative? Nous n'en savons rien. Mais à juger des langues passées par les langues présentes, on doit supposer que la plus grande partie des épithètes homériques étaient déjà passées à l'abstraction au temps d'Homère[12]. Le plaisir que nous donne l'Iliade mise en bas-relief par Leconte de Lisle, les étrangers peuvent le trouver dans une oeuvre aussi surannée pour nous que Télémaque: _mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts_ n'est un cliché que lu pour la centième fois; nouvelle, l'image serait ingénieuse et picturale. Traduits par Mallarmé, les poèmes d'Edgard Poe acquièrent une vie mystérieuse à la fois et précise qu'ils n'ont pas au même degré dans l'original. Et de la Mariana de Tennyson, agréables vers pleins de lieux communs et de remplissages, grisaille, Mallarmé, par la substitution du concret à l'abstrait, fit une fresque aux belles couleurs d'automne. Je ne donne ces remarques que, si l'on veut, comme une préface à une théorie de la traduction; ici, elles suffiront à indiquer qu'il ne faut comparer entre eux, s'il s'agit du style, que des textes d'une même langue

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