consiste précisément le style, et, grace à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous les genres?. Cependant les deux bonshommes trouvent un peu subtiles les remarques de M. Albalat et ils sont consternés d'apprendre que le Télémaque est mal écrit et que Mérimée gagnerait à être condensé. Ils rejettent M. Albalat et se mettent sans lui à leur histoire du duc d'Angoulême.
Je ne suis pas surpris de leur résistance; peut-être ont-ils senti obscurément que l'inconscient se rit des principes, de l'art des épithètes et de l'artifice des trois jets gradués. Que le travail intellectuel, et en particulier le travail d'écrire, échappe en très grande partie à l'autorité de la conscience, si M. Albalat l'avait su il aurait été moins imprudent et n'aurait pas divisé les qualités d'un écrivain en deux sortes: les qualités naturelles et les qualités que l'on peut acquérir,--comme si une qualité, c'est-à-dire une manière d'être et de sentir, était quelque chose d'extérieur et qui se surajoute comme une couleur ou une odeur! On devient ce que l'on est, et cela sans même le vouloir et malgré toute volonté adverse. La plus longue patience ne peut changer en imagination visuelle une imagination aveugle; et celui qui voit le paysage dont il transpose l'aspect en écritures, si son oeuvre est gauche, elle est meilleure encore, telle, qu'après les retouches d'un correcteur dont la vision est nulle ou profondément différente. ?Mais le trait de force, il n'y a que le ma?tre qui le donne?. Cela décourage Pécuchet. Le trait du ma?tre en écritures d'art, même de force, est nécessairement celui qu'il ne fallait pas appuyer; ou bien, le trait souligne le détail qu'il est d'usage de faire valoir et non celui qui avait frappé l'oeil intérieur, inhabile mais sincère, de l'apprenti. Cette vision presque toujours inconsciente, M. Albalat l'abstrait et il définit le style ?l'art de saisir la valeur des mots et les rapports des mots entre eux?; et le talent, d'après lui, consiste, ?non pas à se servir sèchement des mots, mais à découvrir les nuances, les images, les sensations qui résultent de leurs combinaisons?.
Nous voilà donc dans le verbalisme pur, dans la région idéale des signes. Il s'agit de manier les signes et de les ordonner selon des dessins qui donnent l'illusion d'être représentatifs du monde des sensations. Ainsi pris à rebours le problème est insoluble; il peut arriver, puisque tout arrive, que de telles combinaisons de mots soient évocatrices de la vie et même d'une vie déterminée, mais le plus souvent la combinaison restera inerte; la forêt se pétrifie; une critique du style devait commencer par une critique de la vision intérieure, par un essai sur la formation des images. Il y a bien deux chapitres sur les images dans le livre de M. Albalat, mais tout à la fin; et ainsi le mécanisme du langage est démontré à rebours, puisque le premier pas est l'image et le dernier l'abstraction. Une bonne analyse des procédés naturels du style commencerait à la sensation pour aboutir à l'idée pure,--si pure qu'elle ne correspond à rien, non seulement de réel, mais de figuratif.
S'il y avait un art d'écrire, ce serait l'art même de sentir, l'art de voir, l'art d'entendre, l'art d'user de tous les sens, soit réellement, soit imaginativement; et la pratique grave et neuve d'une théorie du style serait celle où l'on essaierait de montrer comment se pénètrent ces deux mondes séparés, le monde des sensations et le monde des mots. Il y a là un grand mystère, puisque ces deux mondes sont infiniment loin l'un de l'autre, c'est-à-dire parallèles: il faut y voir peut-être une sorte de télégraphie sans fils: on constate que les aiguilles des deux cadrans se commandent mutuellement, et c'est tout. Mais cette dépendance mutuelle est loin d'être parfaite et aussi claire dans la réalité que dans une comparaison mécanique: en somme, les mots et les sensations ne s'accordent que très peu et très mal; nous n'avons aucun moyen s?r, que peut-être le silence, pour exprimer nos pensées. Que de circonstances dans la vie, où les yeux, les mains, la bouche muette sont plus éloquents que toutes paroles[4]!
[Note 4: On essaiera quelque jour, dans une étude sur le _Monde des mots_, de déterminer si les mots ont vraiment une signification, c'est-à-dire une valeur constante.]
IV
L'analyse de M. Albalat est donc mauvaise, n'étant pas scientifique; cependant, il en a tiré une méthode pratique dont on peut dire que si elle ne formera aucun écrivain original,--il le sait bien lui-même,--elle pourrait atténuer, non la médiocrité, mais l'incohérence des discours et des écritures auxquels l'usage nous contraint de prêter quelque attention. Cela est d'ailleurs indifférent; ce manuel serait inutile, plus encore que je ne le crois, que tel et tel de ses chapitres garderaient leur intérêt de documentation et d'exposition. Le détail est excellent; et
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