La culture des idées | Page 3

Remy de Gourmont
que par le style. Si le contraire était possible, tel contemporain de Buffon, Boulanger, l'auteur de l'Antiquité dévoilée, ne serait pas inconnu aujourd'hui, car il n'y avait de médiocre en lui que sa manière d'écrire; et n'est-ce point parce qu'il manqua presque toujours de style que tel autre, comme Diderot, n'a jamais eu que des heures de réputation et que sit?t qu'on ne parle plus de lui, il est oublié?
Cette prépondérance incontestée du style fait que l'invention des thèmes n'a pas un grand intérêt en littérature. Pour écrire un bon roman ou quelque drame viable, il faut ou élire un sujet si banal qu'il en soit nul ou en imaginer un si nouveau qu'il faille du génie pour en tirer parti, Roméo et Juliette ou Don Quichotte. La plupart des tragédies de Shakespeare ne sont qu'une suite de métaphores brodées sur le canevas de la première histoire venue. Shakespeare n'a inventé que ses vers et ses phrases: comme les images en étaient nouvelles, cette nouveauté a nécessairement conféré la vie aux personnages du drame. Si Hamlet, idée pour idée, avait été versifié par Christophe Marlowe, ce ne serait qu'une obscure et maladroite tragédie que l'on citerait comme une ébauche intéressante. M. de Maupassant, qui inventa la plupart de ses thèmes, est un moindre conteur que Boccace, qui n'inventa aucun des siens. L'invention des sujets est d'ailleurs limitée, encore que flexible à l'infini; mais, autre siècle, autre histoire. M. Aicard, s'il avait du génie, n'e?t pas traduit Othello, il l'e?t refait, comme l'ingénu Racine refaisait les tragédies d'Euripide. Tout aurait été dit dans les cent premières années des littératures si l'homme n'avait le style pour se varier lui-même. Je veux bien qu'il y ait trente-six situations dramatiques ou romanesques, mais une théorie plus générale n'en peut, en somme, reconna?tre que quatre. L'homme étant pris pour centre, il a des rapports: avec lui-même, avec les autres hommes, avec l'autre sexe, avec l'infini, Dieu ou Nature. Une oeuvre de littérature rentre nécessairement dans un de ces quatre modes. Mais n'y aurait-il au monde qu'un seul et unique thème, et que cela f?t Daphnis et Chloé, il suffirait.
Une des excuses des écrivains qui ne savent pas écrire est la diversité des genres. Ils croient qu'à celui-ci convient le style et à celui-là, rien. Il ne faut pas, disent-ils, écrire un roman du même ton qu'un poème. Sans doute; mais l'absence de style fait aussi l'absence de ton et quand un livre manque d'écriture, il manque de tout: il est invisible ou, comme on dit, il passe inaper?u. Cela convient. Au fond, il n'y a qu'un genre: le poème; et peut-être qu'un mode, le vers, car la belle prose doit avoir un rythme qui fera douter si elle n'est que de la prose. Buffon n'a écrit que des poèmes, et Bossuet et Chateaubriand et Flaubert. Les époques de la Nature, si elles émeuvent les savants et les philosophes, n'en sont pas moins une somptueuse épopée. M. Brunetière a parlé avec une ingénieuse hardiesse de l'évolution des genres; il a montré que la prose de Bossuet n'est qu'une des coupes de la grande forêt lyrique où Victor Hugo plus tard se fit b?cheron. Mais je préfère l'idée qu'il n'y a pas de genres ou qu'il n'y a qu'un genre; cela est d'ailleurs plus conforme aux dernières philosophies et à la dernière science: l'idée d'évolution va dispara?tre devant celle de permanence, de perpétuité.
Si on peut apprendre à écrire? Il s'agit du style: c'est demander si M. Zola avec de l'application aurait pu devenir Chateaubriand, ou si M. Quesnay de Beaurepaire avec des soins aurait pu devenir Rabelais; si l'homme qui imite les marbres précieux en secouant d'un coup vif son pinceau vers les panneaux de sapin aurait pu, bien conduit, peindre le Pauvre Pêcheur, ou si le ravaleur qui taille dans le genre corinthien les tristes fa?ades des maisons parisiennes ne pourrait pas, après vingt le?ons, sculpter par hasard la Porte de l'Enfer ou le tombeau de Philippe Pot?
Si on peut apprendre à écrire? Il s'agit des éléments d'un métier, de ce qui s'enseigne aux peintres dans les académies: on peut apprendre cela; on peut apprendre à écrire correctement à la manière neutre, comme on grava à la manière noire. On peut apprendre à écrire mal, c'est-à-dire proprement et de manière à mériter un prix de vertu littéraire. On peut apprendre à écrire très bien, ce qui est une autre fa?on d'écrire très mal. Qu'ils sont mélancoliques, ces livres qui sont très bien; et puis, c'est tout.

III
M. Albalat a donc publié un manuel qui s'appelle: _l'Art d'écrire enseigné en vingt le?ons_. Paru en des temps plus anciens, ce manuel e?t certainement fait partie de la bibliothèque de M. Dumouchel, professeur de littérature, qui l'e?t recommandé à ses amis, Bouvard et Pécuchet: ?Alors ils se demandèrent en quoi
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