La corde au cou | Page 7

Emile Gaboriau
démocrate farouche, et qu'il était l'ame et l'oracle des petits conciliabules socialistes des environs. Il étonnait quand il entamait le chapitre des réformes qu'il rêvait et des progrès qu'il concevait. Et il faisait frémir par le don dont il parlait de ?porter le fer et le feu jusqu'au fond des entrailles pourries de la société?.
Ces opinions, des théories utilitaires souvent étranges, certaines expériences plus étranges encore qu'il poursuivait au su et vu de tous, avaient fait douter parfois de l'intégrité de l'intellect du docteur Seignebos. Les plus bienveillants disaient: ?C'est un original.?
Cet original, comme de raison, n'aimait guère M. Séneschal, un ancien avoué réactionnaire. Il tenait en piètre estime le procureur de la République, un inutile fureteur de bouquins. Mais il détestait cordialement M. Galpin-Daveline.
Pourtant, il les salua tous les trois, et sans se soucier d'être ou non entendu de son malade:
--Vous voyez, leur dit-il, monsieur de Claudieuse en très facheux état. C'est avec un fusil chargé de plomb de chasse qu'on lui a tiré dessus, et les désordres des blessures de cette origine sont incalculables. J'inclinerais volontiers à croire qu'aucun organe essentiel n'a été atteint, mais je n'en répondrais pas. J'ai vu souvent, dans ma pratique, des lésions minuscules telles qu'en peut produire un grain de plomb, lésions mortelles cependant, ne se révéler qu'après douze ou quinze heures.
Il e?t continué longtemps, s'il n'e?t été brusquement interrompu:
--Monsieur le docteur, pronon?a le juge d'instruction, c'est parce qu'un crime a été commis que je suis ici. Il faut que le coupable soit retrouvé et puni. Et c'est au nom de la justice que, dès ce moment, je requiers le concours de vos lumières.
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Par cette seule phrase, M. Galpin-Daveline s'emparait despotiquement de la situation et reléguait au second plan le docteur Seignebos, M. Séneschal et le procureur de la République lui-même. Rien plus n'existait qu'un crime dont l'auteur était à découvrir, et un juge: lui.
Mais il avait beau exagérer sa raideur habituelle et ce dédain des sentiments humains qui a fait à la justice plus d'ennemis que ses plus cruelles erreurs, tout en lui tressaillait d'une satisfaction contenue, tout, jusqu'aux poils de sa barbe, taillée comme les buis de Versailles.
--Donc, monsieur le médecin, reprit-il, voyez-vous quelque inconvénient à ce que j'interroge le blessé?
--Mieux vaudrait certainement le laisser en repos, gronda le docteur Seignebos, je viens de le martyriser pendant une heure, je vais dans un moment recommencer à extraire les grains de plomb dont ses chairs sont criblées. Cependant, si vous y tenez...
--J'y tiens...
--Eh bien! dépêchez-vous, car la fièvre ne va pas tarder à le prendre.
M. Daubigeon ne cachait guère son mécontentement.
--Daveline! faisait-il à demi-voix, Daveline!
L'autre n'y prenait garde. Ayant tiré de sa poche un calepin et un crayon, il s'approcha du lit de M. de Claudieuse, et toujours du même ton:
--Vous sentez-vous en état, monsieur le comte, demanda-t-il, de répondre à mes questions?
--Oh! parfaitement.
--Alors, veuillez me dire ce que vous savez des funestes événements de cette nuit.
Aidé de sa femme et du docteur Seignebos, le comte de Claudieuse se haussa sur ses oreillers.
--Ce que je sais, commen?a-t-il, n'aidera guère, malheureusement, les investigations de la justice... Il pouvait être onze heures, car je ne saurais même préciser l'heure, j'étais couché, et depuis un bon moment j'avais soufflé ma bougie, lorsqu'une lueur très vive frappa mes vitres. Je m'en étonnai, mais très confusément, car j'étais dans cet état d'engourdissement qui, sans être le sommeil, n'est déjà plus la veille. Je me dis bien: ?Qu'est-ce que cela??, mais je ne me levai pas. C'est un grand bruit, comme le fracas d'un mur qui s'écroule, qui me rendit au sentiment de la réalité. Oh! alors, je bondis hors de mon lit, en me disant: ?C'est le feu!...? Ce qui redoublait mon inquiétude, c'est que je me rappelais qu'il y avait, dans ma cour et autour des batiments, seize mille fagots de la coupe de l'an dernier... à demi vêtu, je m'élan?ai dans les escaliers. J'étais fort troublé, je l'avoue, à ce point que j'eus toutes les peines du monde à ouvrir la porte extérieure. J'y parvins cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au c?té droit, un peu au-dessus de la hanche, une affreuse douleur et que j'entendis tout près de moi une détonation...
D'un geste, le juge d'instruction interrompit.--Votre récit, monsieur le comte, dit-il, est certes d'une remarquable netteté. Cependant, il est un détail qu'il importe de préciser. C'est bien au moment juste où vous paraissiez qu'on a tiré sur vous?
--Oui, monsieur.
--Donc l'assassin était tout près, à l'aff?t. Il savait que, fatalement, l'incendie vous attirerait dehors et il attendait...
--Telle a été, telle est encore mon impression, déclara le comte.
M. Galpin-Daveline se retourna vers M. Daubigeon.
--Donc, lui dit-il, l'assassinat est le fait principal que doit retenir la prévention; l'incendie n'est qu'une circonstance aggravante, le moyen imaginé par le coupable pour arriver
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