La corde au cou | Page 8

Emile Gaboriau
plus s?rement à la perpétration du crime... (Après quoi, revenant au comte:) Poursuivez, monsieur, dit le juge d'instruction.
--Me sentant blessé, continua M. de Claudieuse, mon premier mouvement, mouvement tout instinctif, d'ailleurs, fut de me précipiter vers l'endroit d'où m'avait paru venir le coup de fusil. Je n'avais pas fait trois pas que je me sentis atteint de nouveau à l'épaule et au cou. Cette seconde blessure était plus grave que la première, car le coeur me faillit, la tête me tourna, et je tombai...
--Vous n'aviez pas même entrevu le meurtrier?
--Pardonnez-moi. Au moment où je tombais, il m'a semblé voir... j'ai vu un homme s'élancer de derrière une pile de fagots, traverser la cour et dispara?tre dans la campagne.
--Le reconna?triez-vous?
--Non.
--Mais vous avez vu comment il était vêtu, vous pouvez me donner à peu près son signalement?
--Non plus. J'avais comme un nuage devant les yeux, et il a passé comme une ombre.
Le juge d'instruction dissimula mal un mouvement de dépit.
--N'importe, fit-il, nous le retrouverons... Mais continuez, monsieur.
Le comte hocha la tête.
--Je n'ai plus rien à vous apprendre, monsieur, répondit-il. J'étais évanoui, et ce n'est que quelques heures plus tard que j'ai repris connaissance, ici, sur ce lit.
Avec un soin extrême, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Lorsqu'il eut terminé:
--Nous reviendrons, reprit-il, et minutieusement, sur les circonstances du meurtre. Pour le moment, monsieur le comte, il importe de savoir ce qui s'est passé après votre chute. Qui pourrait me l'apprendre?
--Ma femme, monsieur.
--Je le pensais. Madame la comtesse a d? se lever en même temps que vous?
--Ma femme n'était pas couchée, monsieur. Vivement le juge se retourna vers la comtesse, et il lui suffit d'un coup d'oeil pour reconna?tre que le costume de la comtesse n'était pas celui d'une femme éveillée en sursaut par l'incendie de sa maison.
--En effet, murmura-t-il.
--Berthe, poursuivit le comte, la plus jeune de nos filles, celle qui est là sur ce lit, enveloppée d'une couverture, est atteinte de la rougeole et sérieusement souffrante. Ma femme était restée près d'elle. Malheureusement, les fenêtres de nos filles donnent sur le jardin, du c?té opposé à celui où le feu a été mis...
--Comment donc madame la comtesse a-t-elle été avertie du désastre? demanda le juge d'instruction.
Sans attendre une question plus directe, Mme de Claudieuse s'avan?a.
--Ainsi que mon mari vient de vous le dire, monsieur, répondit- elle, j'avais tenu à veiller ma petite Berthe. Ayant déjà passé près d'elle la nuit précédente, j'étais un peu lasse, et j'avais fini par m'assoupir, lorsque je fus réveillée par une détonation... à ce qui m'a semblé. Je me demandais si ce n'était pas une illusion, quand un second coup retentit presque immédiatement. Plus étonnée qu'inquiète, je quittai la chambre de mes filles. Ah! monsieur, telle était déjà la violence de l'incendie qu'il faisait clair, dans l'escalier, comme en plein jour. Je descendis en courant. La porte extérieure était ouverte, je sortis... à cinq ou six pas, à la lueur des flammes, j'aper?us le corps de mon mari. Je me jetai sur lui, il ne m'entendait plus, son coeur avait cessé de battre, je le crus mort, j'appelai au secours d'une voix désespérée...
M. Séneschal et M. Daubigeon frémissaient.
--Bien! approuva d'un air satisfait M. Galpin-Daveline, très bien!
--Vous savez, monsieur, continuait la comtesse, combien est profond le sommeil des gens de la campagne... Il me semble que je suis restée bien longtemps seule, agenouillée près de mon mari. à la longue, cependant, les clartés de l'incendie éveillaient nos métayers, les ouvriers de la ferme et nos domestiques. Ils se précipitaient dehors en criant: ?Au feu!? M'apercevant, ils vinrent à moi et m'aidèrent à transporter mon mari loin du danger, qui grandissait de minute en minute. Attisé par un vent furieux, l'incendie se propageait avec une effrayante rapidité. Les granges n'étaient plus qu'une immense fournaise, la métairie br?lait, les chais remplis d'eau-de-vie étaient en feu, et la toiture de notre maison s'allumait de tous c?tés. Et personne de sang-froid!... Ma tête était à ce point perdue que j'oubliais mes enfants et que leur chambre était déjà pleine de fumée, lorsqu'un honnête et courageux gar?on est allé les arracher au plus horrible des périls... Pour me rappeler à moi-même, il m'a fallu l'arrivée du docteur Seignebos et ses paroles d'espoir... Cet incendie nous ruine peut-être; que m'importe, puisque mes enfants et mon mari sont sauvés!
C'est d'un air d'impatience dédaigneuse que le docteur Seignebos assistait à ces préliminaires inévitables. Les autres, M. Séneschal, le procureur de la République, les deux servantes, même, avaient peine à ma?triser leur émotion. Lui haussait les épaules et grommelait entre les dents:
--Formalités! Subtilités! Puérilités!
Après avoir retiré, essuyé et remis sur son nez ses lunettes d'or, il s'était assis devant la table boiteuse de la pauvre chambre, et il comptait et alignait, dans une écuelle, les quinze ou vingt grains de plomb qu'il avait extraits des blessures du
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