La corde au cou | Page 6

Emile Gaboriau
était encore caché par les hautes
futaies de Rochepommier, mais les jets de flamme s'élançaient bien
au-dessus des grands arbres, illuminant tout l'horizon de sinistres
lueurs...
Toute la campagne était en mouvement. Le tocsin sonnait à coups
précipités à l'église de Bréchy, dont le clocher tronqué se détachait en
noir sur la pourpre du ciel. Dans l'ombre, retentissaient les rauques
mugissements de ces conques marines dont on se sert pour appeler les
ouvriers des champs. Des pas effarés sonnaient le long des sentiers, et
des paysans passaient en courant, un seau de chaque main.
--Les secours arriveront trop tard! dit M. Galpin-Daveline.
--Une si belle propriété, dit le maire, si savamment aménagée!
Et, au risque d'un accident, il lança son cheval au galop sur le revers de
la côte, car le Valpinson est tout au fond de la vallée, à cinq cents
mètres de la petite rivière.
Tout y était terreur, désordre, confusion. Et pourtant les bras n'y
manquaient pas, ni la bonne volonté. Aux premiers cris d'alarme, tous
les gens des environs étaient accourus, et il en arrivait encore à chaque
minute, mais personne ne se trouvait là pour diriger.
Le sauvetage du mobilier surtout les préoccupait. Les plus hardis
tenaient bon dans les appartements et, en proie à une sorte de vertige,
jetaient par les fenêtres tout ce qui leur tombait sous la main. Et dans le
milieu de la cour, s'amoncelaient pêle-mêle les lits, les matelas, les
chaises, le linge, les livres, les vêtements...
Cependant une immense clameur salua l'arrivée de M. Séneschal et de
ses compagnons.
--Voilà monsieur le maire! s'écriaient les paysans, rassurés par sa seule
présence et prêts à lui obéir.
M. Séneschal, du reste, jugea bien d'un coup d'oeil la situation.
--Oui, c'est moi, mes amis, dit-il, et je vous félicite de votre
empressement, il s'agit, à cette heure, de ne pas gaspiller nos forces. La
ferme, les chais et les bâtiments d'exploitation sont perdus,
abandonnons-les. Concentrons nos efforts sur le château...
Organisons-nous! La rivière est tout proche, formons la chaîne. Tout le
monde à la chaîne, hommes et femmes!... Et de l'eau, de l'eau... voilà
les pompes.

On les entendait, en effet, rouler comme un tonnerre. Les pompiers
parurent. Le capitaine Parenteau prit la direction des secours. Et, enfin,
M. Séneschal put s'informer du comte de Claudieuse.
--Le maître est là, lui répondit une vieille femme en montrant, à cent
pas, une maisonnette à toit de chaume, c'est le médecin qui l'y a fait
transporter.
--Allons le voir, messieurs, dit vivement le maire au procureur de la
République et au juge d'instruction.
Mais ils s'arrêtèrent au seuil de l'unique pièce de cette pauvre demeure.
C'était une grande chambre, au sol de terre battue, aux solives noircies
et toutes chargées d'outils et de paquets de graines. Deux lits à colonnes
torses et à rideaux de serge jaunâtre, deux bons grands lits de Saintonge,
occupaient tout le fond. Sur celui de gauche, une petite fille de quatre à
cinq ans dormait, roulée dans une couverture, sous la garde de sa soeur,
de deux ou trois ans plus âgée. Sur le lit de droite, le comte de
Claudieuse était étendu, ou plutôt assis, car on avait entassé sous ses
reins tout ce qu'on avait pu arracher d'oreillers à l'incendie.
Il avait le torse nu et ruisselant de sang, et un homme, le docteur
Seignebos, en bras de chemise et les manches retroussées jusqu'au
coude, s'inclinait vers lui et, une éponge d'une main, un bistouri de
l'autre, semblait absorbé par quelque grave et délicate opération. Vêtue
d'une robe de mousseline claire, la comtesse de Claudieuse était debout
au pied du lit de son mari, pâle, mais sublime de calme et de fermeté
résignée. Elle tenait une lampe et en dirigeait la lumière selon les
indications du docteur. Dans un coin, deux servantes étaient assises sur
un coffre et, leur tablier relevé sur la tête, pleuraient.
Singulièrement ému, le maire de Sauveterre prit enfin sur lui d'entrer.
Ce fut le comte de Claudieuse qui le premier l'aperçut:
--Eh! c'est ce brave Séneschal! dit-il. Approchez, cher ami, approchez!...
L'année 1871, vous le voyez, est une année fatale. De tout ce que je
possédais, il ne restera plus, au jour, que quelques pelletées de
cendres...
--C'est un grand malheur, répondit le digne maire, mais nous en avons
craint un bien plus irréparable... Dieu merci, vous vivrez...
--Qui sait! Je souffre terriblement... Mme de Claudieuse tressaillit.
--Trivulce! murmura-t-elle d'une voix doucement suppliante, Trivulce!
Jamais amant n'arrêta sur l'amie de son âme un regard plus tendre que

celui dont M. de Claudieuse enveloppa sa femme.
--Pardonne-moi, chère Geneviève, pardonne-moi mon manque de
courage...
Un spasme nerveux lui coupa la parole, et tout aussitôt, d'une voix
éclatante comme une trompette:
--Monsieur! s'écria-t-il, docteur! Tonnerre du ciel!... Vous m'écorchez!
--J'ai là du chloroforme, prononça froidement
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 200
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.