il venait
d'avoir quarante-sept ans, et Mlle de Tassar de Bruc en avait à peine
vingt. Ah! si la nouvelle mariée eût été pauvre, on eût compris et même
approuvé le mariage. Il est si naturel qu'une fille sans dot sacrifie son
coeur à la question du pain quotidien. Mais tel n'était pas le cas. Le
marquis de Tassar de Bruc passait pour riche et avait, disait-on, compté
à son gendre cinquante mille écus.
Alors, on s'était imaginé que la jeune comtesse devait être laide à faire
peur, infirme ou contrefaite pour le moins, idiote peut- être ou d'un
caractère impossible. Erreur. Elle était apparue, et on était demeuré
saisi de sa noble et calme beauté. Elle avait parlé, et chacun était resté
sous le charme. Ce mariage était-il donc, comme on dit à Sauveterre, un
mariage d'inclination? On le crut. Ce qui n'empêcha pas quantité de
vieilles dames de hocher la tête et de déclarer que vingt-sept ans, c'est
trop entre deux époux, et que cette union ne serait pas heureuse.
Les faits n'avaient pas tardé à démentir ces sombres pronostics. À dix
lieues à la ronde, il n'existait pas de ménage aussi parfaitement uni que
celui de M. et Mme de Claudieuse, et deux enfants, deux filles, qu'ils
avaient eues à quatre ans d'intervalle, devaient avoir, pour toujours, fixé
le bonheur à leur paisible foyer.
De son ancienne profession, de ce temps où il administrait les
possessions lointaines de la France, le comte avait, il est vrai, gardé ses
habitudes hautaines de commandement, une attitude sévère et froide,
une parole brève. Il était, de plus, d'une si extrême violence que la plus
légère contradiction empourprait son visage. Mais la comtesse était le
calme et la douceur mêmes, et comme elle savait toujours se jeter entre
la colère de son mari et celui qui se l'était attirée, comme ils étaient l'un
et l'autre justes, bons jusqu'à la faiblesse, généreux et pitoyables aux
malheureux, ils étaient adorés.
Il n'y avait guère que sur l'article chasse que M. de Claudieuse
n'entendait pas raison. Chasseur passionné, il veillait toute l'année sur
son gibier avec la sollicitude inquiète d'un avare, multipliant les gardes
et les défenses, poursuivant les braconniers avec un tel acharnement
qu'on disait: «Mieux vaut lui voler cent pistoles que lui tuer un merle.»
M. et Mme de Claudieuse vivaient d'ailleurs assez isolés, absorbés par
les soins d'une vaste exploitation agricole et par l'éducation de leurs
filles. Ils recevaient rarement, et on ne les voyait pas quatre fois par
hiver à Sauveterre, chez les demoiselles de Lavarande ou chez le vieux
baron de Chandoré. Tous les étés, par exemple, vers la fin de juillet, ils
s'installaient, pour un mois, à Royan, où ils avaient un chalet. Tous les
ans, également, à l'ouverture de la chasse, la comtesse allait, avec ses
filles, passer quelques semaines près de ses parents qui habitaient Paris.
Pour bouleverser cette paisible existence, il ne fallut pas moins que les
catastrophes de 1870. En apprenant que les Prussiens vainqueurs
foulaient le sol sacré de la patrie, l'ancien capitaine de vaisseau sentit se
réveiller en lui tous ses instincts de Français et de soldat. Quoi qu'on
pût faire pour le retenir, il partit. Légitimiste obstiné, il se déclarait prêt
à mourir pour la République, pourvu que la France fût sauvée. Sans
l'ombre d'une hésitation, il offrit son épée à Gambetta, qu'il détestait.
Nommé colonel d'un régiment de marche, il se battit comme un lion,
depuis le premier jour jusqu'au dernier, où il fut renversé et foulé aux
pieds en essayant d'arrêter l'affreuse débandade d'un des corps d'armée
de Chanzy.
Revenu au Valpinson à la signature de l'armistice, personne, hormis sa
femme, n'avait pu lui arracher un mot de cette douloureuse campagne.
On l'engageait à se présenter aux élections, et certainement il eût été élu;
il refusa, disant que s'il savait se battre, il ne savait pas discourir.
Mais c'est d'une oreille distraite que le procureur de la République et le
juge d'instruction écoutaient ces détails, qu'ils connaissaient aussi bien
que M. Séneschal.
Aussi tout à coup:
--N'avançons-nous donc pas? demanda M. Galpin-Daveline; j'ai beau
regarder, je n'aperçois aucune apparence d'incendie.
--C'est que nous sommes dans un bas-fond, répondit le maire. Mais
nous approchons, et lorsque nous serons en haut de cette côte que nous
gravissons, soyez tranquille, vous verrez...
Cette côte est bien connue dans le département, et même célèbre sous le
nom de montagne de Sauveterre. Elle est si raide et formée d'un granit
si dur que les ingénieurs qui ont tracé la route nationale de Bordeaux à
Nantes se sont détournés d'une demi-lieue pour l'éviter. Elle domine
donc tout le pays, et, parvenus à son sommet, M. Séneschal et ses
compagnons ne purent retenir un cri.
--_Horresco! _murmura le procureur de la République.
Le foyer même de l'incendie leur
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