La conquête dune cuisinière I | Page 8

Eugène Chavette
question sévère, logique... A Paris, la moyenne des appointements d'une cuisinière est de 50 francs par mois, 600 francs par an. Or toute fille que je place me doit une prime de 3% sur les émoluments de la première année, c'est-à-dire 18 francs, prime qui devient exigible au bout de quinze jours passés dans la place. Jusqu'à ce délai, elle ne me doit rien. Quand la maison ne lui convient pas et qu'elle la quitte avant la quinzaine, je la replace... Tu comprends, hein?
--Parfaitement.
--Donc, que j'envoie une bonne cuisinière, la voici qui s'installe dans la maison du bourgeois; elle y jette des racines, elle y vit et y meurt... me bouchant un trou pendant des années, et tout ?a pour ses misérables 18 francs une fois donnés... mettons 20 francs, attendu que depuis peu j'ai inventé de faire aussi payer 2 fr. au bourgeois qui se fait inscrire pour l'envoi d'un domestique.
Alors, se croisant les bras, et de la voix d'un homme qui sait avoir cent fois raison, Ducanif continua:
--Voyons, je t'en fais juge... Est-ce que si je ne pla?ais que de bonnes cuisinières, tous les débouchés, au bout d'un certain temps, ne seraient pas fermés?... Alors que deviendrait mon bureau de placement???
Cela dit en adressant au ciel un regard désespéré, Ducanif retrouva un joyeux sourire pour ajouter:
--Tandis qu'en ne fournissant que de mauvaises cuisinières, c'est autre chose... Un nanan, un vrai et copieux nanan pour celui qui est dans ma peau.
--Ah! vraiment! fit Athanase.
--Suis toujours mon raisonnement et sois toujours juge. Dans les deux milliers d'indignes fricoteuses que je colloque, chaque année, à la bourgeoisie, il en est trois cents qui forment mon meilleur bataillon. Celles-là, avant la fin du mois, on les fiche à la porte en leur payant les huit jours, afin de s'en débarrasser plus vite. Vingt jours d'appointements, les huit jours de congé et le denier à Dieu re?u en entrant leur complètent plus que leur mois, même après défalcation faite des 18 francs de ma prime. Tu comprends encore, n'est-ce pas?
--Parbleu! lacha Fraimoulu de plus en plus abasourdi par ce nouveau jour sous lequel son ami lui faisait entrevoir son industrie de placeur.
--Dans mon bataillon d'élite, continua Ducanif, chacune fait en moyenne dix places par an. Multiplie les 18 francs de prime par ces dix places, c'est donc une somme de 180 francs que me rapporte annuellement chaque mauvaise cuisinière; ajoutes-y dix fois 2 francs que me paye le bourgeois qui vient se faire inscrire pour avoir une autre maritorne. Total: 200 francs.--Mettons dix années consécutives de ce manège, et nous arrivons au chiffre de deux mille francs que m'aura produit chacune de ces gaillardes.
Ensuite, en appuyant:
--Et mon bataillon, je le répète, compte trois cents de ces dr?lesses d'élite! continua Ducanif radieux.
Puis, avec le ton du plus souverain mépris:
--Oui, chacune deux mille francs en dix années... tandis que celle que tu appelles ?une bonne cuisinière?, que j'ai placée, il y a dix ans, n'a pas quitté sa place et ne m'a rapporté que sa misérable prime de 18 francs.
Et avec une profonde conviction:
--Hein! fit-il avec force, dis-moi à présent s'il est de mon intérêt, à moi qui veux amasser une honnête fortune, de coller de bonnes cuisinières aux bourgeois???
Athanase était si bien convaincu qu'il se contenta de dire:
--Alors une chose m'étonne.
--Laquelle?
--C'est qu'avec ton fameux bataillon... et au bout de vingt-deux années d'exercice... tu n'aies encore amassé que trente mille livres de rente.
Sans doute que, dans l'existence de Ducanif, il existait une fissure par laquelle s'échappait une grande partie de son argent, car il demeura une seconde interdit. Mais évitant de répondre à l'observation, il revint vivement à son sujet:
--Maintenant, reprit-il, je crois inutile de te dire, cher ami, que je suis complètement à ta disposition s'il te pla?t d'avoir une servante voleuse, coureuse, gourmande ou malpropre, etc., etc... Dis un mot et, dès demain, je t'en enverrai de quart d'heure en quart d'heure.
Au lieu d'accepter la proposition, Fraimoulu soupira tristement.
--Bigre de bigre! maugréa-t-il tout découragé et commen?ant à comprendre qu'un cordon bleu habile, honnête et de conduite, n'était pas d'une découverte facile.
Tout à coup, il regarda Ducanif en face.
--Mais alors, fit-il, pour toi-même, c'est donc une ratatouilleuse infecte qui manipule ta cuisine?
Une seconde fois, Ducanif, à cette question, parut interloqué; mais, surmontant vite son trouble, il répondit d'un ton de prêche:
--L'homme, dit-on, passe deux fois, dans sa vie, à c?té de son bonheur. C'est à lui de le saisir!... Il faut croire que c'est une de ces deux fois-là que j'ai eu la chance de rencontrer Hélo?se.
Et, sur ce nom, ainsi que Fraimoulu l'avait vu faire une heure auparavant au docteur Cabillaud père à propos de sa cuisinière Clarisse, Ducanif envoya du bout de ses doigts un baiser dans les airs en disant:
--Mon Hélo?se vous fait des fricots que c'est à se mettre à
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