La conquête dune cuisinière I | Page 8

Eugène Chavette
une bonne cuisinière?
Ce fut au tour de Fraimoulu d'avoir la voix prodigieusement étonnée quand il répondit:
--A qui, pour avoir un cordon bleu, puis-je mieux m'adresser qu'à toi?
--Parce que?
--Mais, dame! parce que, dans Paris, tu tiens le plus achalandé de tous les bureaux de
placement de domestiques des deux sexes.
--Bureau où j'ai déjà gagné plus de trente mille livres de rente, appuya complaisamment
Ducanif.
Puis, revenant à la question.
--En quoi cela concerne-t-il ta demande? reprit-il en ayant l'air de chercher une
concordance.

--Ah ça! fit Athanase dérouté, est-ce que, parmi les domestiques des deux sexes que tu
places, tu ne comprends pas les cuisinières?
--Si bien, au contraire, mon vieux. Bon an, mal an, j'en place environ deux mille... Ah!
fichtre! les cuisinières, c'est le meilleur article de mon métier!... De mes trente mille
livres de rente, j'en dois les trois quarts aux cuisinières!
--Et, sur ces deux mille cuisinières, tu ne peux m'en fournir une?
--Ah! distinguons! Tu m'en demandes une bonne, toi!... Oui, j'en place deux mille par an,
mais des mauvaises, rien que des mauvaises, des archi-mauvaises! Avec des bonnes, il
n'y a pas d'eau à boire. Il y a belle lurette que j'aurais fermé boutique si je m'étais
bêtement mis à placer de bonnes cuisinières.
Et comme Fraimoulu ouvrait les yeux hébétés de l'homme qui ne comprend pas:
--Ecoute bien et suis mon raisonnement, reprit-il.
Ensuite, se rengorgeant superbe:
--Moi, poursuivit-il, je ne procède pas comme mes confrères... c'est-à-dire naïvement. Je
traite la question sévère, logique... A Paris, la moyenne des appointements d'une
cuisinière est de 50 francs par mois, 600 francs par an. Or toute fille que je place me doit
une prime de 3% sur les émoluments de la première année, c'est-à-dire 18 francs, prime
qui devient exigible au bout de quinze jours passés dans la place. Jusqu'à ce délai, elle ne
me doit rien. Quand la maison ne lui convient pas et qu'elle la quitte avant la quinzaine, je
la replace... Tu comprends, hein?
--Parfaitement.
--Donc, que j'envoie une bonne cuisinière, la voici qui s'installe dans la maison du
bourgeois; elle y jette des racines, elle y vit et y meurt... me bouchant un trou pendant des
années, et tout ça pour ses misérables 18 francs une fois donnés... mettons 20 francs,
attendu que depuis peu j'ai inventé de faire aussi payer 2 fr. au bourgeois qui se fait
inscrire pour l'envoi d'un domestique.
Alors, se croisant les bras, et de la voix d'un homme qui sait avoir cent fois raison,
Ducanif continua:
--Voyons, je t'en fais juge... Est-ce que si je ne plaçais que de bonnes cuisinières, tous les
débouchés, au bout d'un certain temps, ne seraient pas fermés?... Alors que deviendrait
mon bureau de placement???
Cela dit en adressant au ciel un regard désespéré, Ducanif retrouva un joyeux sourire
pour ajouter:
--Tandis qu'en ne fournissant que de mauvaises cuisinières, c'est autre chose... Un nanan,
un vrai et copieux nanan pour celui qui est dans ma peau.

--Ah! vraiment! fit Athanase.
--Suis toujours mon raisonnement et sois toujours juge. Dans les deux milliers d'indignes
fricoteuses que je colloque, chaque année, à la bourgeoisie, il en est trois cents qui
forment mon meilleur bataillon. Celles-là, avant la fin du mois, on les fiche à la porte en
leur payant les huit jours, afin de s'en débarrasser plus vite. Vingt jours d'appointements,
les huit jours de congé et le denier à Dieu reçu en entrant leur complètent plus que leur
mois, même après défalcation faite des 18 francs de ma prime. Tu comprends encore,
n'est-ce pas?
--Parbleu! lâcha Fraimoulu de plus en plus abasourdi par ce nouveau jour sous lequel son
ami lui faisait entrevoir son industrie de placeur.
--Dans mon bataillon d'élite, continua Ducanif, chacune fait en moyenne dix places par
an. Multiplie les 18 francs de prime par ces dix places, c'est donc une somme de 180
francs que me rapporte annuellement chaque mauvaise cuisinière; ajoutes-y dix fois 2
francs que me paye le bourgeois qui vient se faire inscrire pour avoir une autre maritorne.
Total: 200 francs.--Mettons dix années consécutives de ce manège, et nous arrivons au
chiffre de deux mille francs que m'aura produit chacune de ces gaillardes.
Ensuite, en appuyant:
--Et mon bataillon, je le répète, compte trois cents de ces drôlesses d'élite! continua
Ducanif radieux.
Puis, avec le ton du plus souverain mépris:
--Oui, chacune deux mille francs en dix années... tandis que celle que tu appelles «une
bonne cuisinière», que j'ai placée, il y a dix ans, n'a pas quitté sa place et ne m'a rapporté
que sa misérable prime de 18 francs.
Et avec une profonde conviction:
--Hein! fit-il avec force, dis-moi à présent s'il est de mon intérêt, à moi qui veux amasser
une honnête fortune, de coller de bonnes cuisinières aux
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