La confession dun abbé | Page 8

Louis Uhlbach
qu'il avait eu la veille, se
demandant si son visiteur n'était pas fou.
Celui-ci devinait bien la surprise qu'il provoquait. D'une voix vibrante,
fermant à demi les yeux pour ne pas voir les paroles qui allaient
effleurer ses lèvres, il continua:
--J'espère que vous comprendrez bientôt. Est-ce qu'il y a un plus grand
crime, par exemple, que de sacrifier une enfant à la plus effroyable
ambition, à la plus basse vengeance?... que de marier une jeune fille
chaste, d'une admirable candeur, à un débauché, perdu d'honneur, perdu
de vices, perdu de santé?
M. Herment avait parlé avec véhémence; il laissa cependant tomber les
derniers mots, hésitant à les prononcer.

M. Barbier craignait d'être déçu. Le crime ne lui apparaissait pas
nettement; il n'en mesurait pas la profondeur. Sa déception se
compliquait d'un prodigieux effarement. Qu'est-ce que M. Herment, cet
habitant du boulevard des Batignolles, pouvait avoir à démêler avec ce
projet de mariage aristocratique? Une jeune fille mariée par ambition;
n'était-ce pas le drame vulgaire?
Il se taisait et réfléchissait; M. Herment reprit vivement, en se
redressant sur son fauteuil:
--Oui, le prince de Lévigny n'est pas seulement un niais, incapable de
comprendre l'âme de celle qu'on prétend lui donner; ce n'est pas
seulement un joueur éhonté, qui serait ruiné, s'il n'était pas trop riche
pour être jamais au bout de sa fortune et des héritages qu'il n'attendra
pas; car avant six mois il sera mort; c'est encore, je vous le répète,
monsieur, le rebut des boudoirs de la prostitution... Il a une maîtresse
qu'il gardera après son mariage, car elle a le secret de toutes ses
infamies, mais qui n'est que l'infirmière de ce gangrené. Je le sais... J'ai
acheté à cette femme la preuve, les prescriptions des spécialistes, et
c'est à ce cadavre que le duc de Thorvilliers, méchamment,
scélératement, dans un but que vous saurez, veut lier cette jeune fille
charmante, pure. Il sait la vérité sur ce gendre honteux; mais il en a
besoin pour son orgueil et pour sa vengeance. Voyez-vous le crime,
monsieur? Flétrir, empoisonner sciemment une enfant sans défense...
Voilà ce qu'il faut empêcher, au nom de la morale, au nom de la pitié...
Voilà ce que je ne veux pas... Ce que je viens vous dénoncer.
M. Herment frappait de sa main large et blanche le bras de son fauteuil;
il ne baissait plus les yeux. Il regardait le sous-secrétaire d'État en face,
essayant de le magnétiser de la flamme de ses prunelles, de le
convaincre par le frissonnement de sa bouche.
M. Barbier soutint le choc de cette éloquence électrique. Il comprenait
un peu, mais pas assez.
--Décidément, se disait-il, pour s'excuser d'être ému et pour s'en venger,
c'est un ancien avocat général ou un président. Mais de quoi se
mêle-t-il?

--Avant tout, monsieur, reprit-il d'un ton de condescendance, je vous
demanderai à quel titre vous voulez intervenir dans ce drame de
famille.
--A quel titre?
M. Herment se troubla, rougit; mais sa pâleur reprit le dessus, et aussi
son courage:
--Ne vous suffit-il pas de savoir que le fait est vrai? Ne vous suffit-il
pas que je vous en donne la preuve? que vous puissiez l'acquérir
vous-même? Qu'importe qui je suis! Un vieillard qui connaît, depuis sa
naissance, cette jeune fille, cette orpheline, car sa mère est morte, et M.
le duc de Thorvilliers ne compte pas pour l'amour paternel... Je suis le
premier venu, mis au courant d'une atrocité... Je viens vous la dénoncer,
crier au meurtre!
--Mais il n'y a pas de meurtre, répliqua M. Barbier.
--Il y a pis que cela; il y a le supplice de l'innocence.
--En tout cas, ce cri de détresse ne vous est pas permis, si vous n'êtes ni
le tuteur, ni le parent, à un degré quelconque.
--C'est vrai! dit tristement le vieillard. Voilà pourquoi, au lieu de
m'adresser à la police, je m'adresse à vous. Non, je le sais, on me
fermerait la bouche, si je dénonçais publiquement cet attentat; on me
traiterait de calomniateur; on me condamnerait; on m'enfermerait. Je
n'ai aucun droit, que celui de l'intérêt que je porte depuis vingt ans à
cette enfant. Cela ne suffit pas pour une action publique; mais cela doit
suffire pour une action... discrète; car enfin, il y a la loi morale
au-dessus de la loi étroite... Ah! si vous pouviez pénétrer toute l'horreur
de ce crime!
M. Herment éleva les bras, par un geste, si solennellement tragique,
qu'il étonna plus qu'il n'émut M. Barbier.
On eût dit un acteur, jouant avec génie une scène, mais la jouant au

naturel, ou un procureur fulminant un réquisitoire, en tout cas, un
orateur que l'art transfigurait dans son explosion la plus élevée, la plus
sincère.
M. Barbier, intrigué par ce mélange de passion et de suprême habileté,
ne fut que plus curieux de connaître son visiteur.
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