La comtesse de Rudolstadt | Page 4

George Sand
madame de Kleist, assise vis-à-vis d'elle,
continua ainsi:
«Tu diras ce que tu voudras; il me semble que pour la première fois
depuis quinze ans ou vingt ans peut-être, depuis que je suis en âge
d'observer et de comprendre, le roi est amoureux.
--Votre Altesse royale en disait autant l'année dernière à propos de
mademoiselle Barberini, et cependant Sa Majesté n'y avait jamais
songé.

--Jamais songé! Tu te trompes, mon enfant. Il y avait tellement songé,
que lorsque le jeune chancelier Cocceï en a fait sa femme, mon frère a
été travaillé, pendant trois jours, de la plus belle colère rentrée qu'il ait
eue de sa vie.
--Votre Altesse sait bien que Sa Majesté ne peut pas souffrir les
mésalliances.
--Oui, les mariages d'amour, cela s'appelle ainsi. Mésalliance! ah! le
grand mot! vide de sens, comme tous les mots qui gouvernent le monde
et tyrannisent les individus.»
La princesse fit un grand soupir, et, passant rapidement, selon sa
coutume, à une autre disposition d'esprit, elle dit, avec ironie et
impatience, à sa grande gouvernante:
«Maupertuis, tu nous écoutes! tu ne regardes pas les astres, comme je te
l'ai ordonné. C'est bien la peine d'être la femme d'un si grand savant,
pour écouter les balivernes de deux folles comme de Kleist et
moi!--Oui, je te dis, reprit-elle en s'adressant à sa favorite, que le roi a
eu une velléité d'amour pour cette Barberini. Je sais, de bonne source,
qu'il a été souvent prendre le thé, avec Jordan et Chazols, dans son
appartement, après le spectacle; et que même elle a été plus d'une fois
des soupers de Sans-Souci, ce qui était, avant elle, sans exemple dans la
vie de Potsdam. Veux-tu que je te dise davantage? Elle y a demeuré,
elle y a eu un appartement, pendant des semaines et peut-être des mois
entiers. Tu vois que je sais assez bien ce qui se passe, et que les airs
mystérieux de mon frère ne m'en imposent pas.
--Puisque Votre Altesse royale est si bien informée, elle n'ignore pas
que, pour des raisons... d'État, qu'il ne m'appartient pas de deviner, le
roi a voulu quelquefois faire accroire aux gens qu'il n'était pas si austère
qu'on le présumait, bien qu'au fond...
--Bien qu'au fond mon frère n'ait jamais aimé aucune femme, pas même
la sienne, à ce qu'on dit, et à ce qu'il semble? Eh bien, moi, je ne crois
pas à cette vertu, encore moins à cette froideur. Frédéric a toujours été
hypocrite, vois-tu. Mais il ne me persuadera pas que mademoiselle

Barberini ait demeuré dans son palais pour faire seulement semblant
d'être sa maîtresse. Elle est jolie comme un ange, elle a de l'esprit
comme un diable, elle est instruite, elle parle je ne sais combien de
langues.
--Elle est très-vertueuse, elle adore son mari.
--Et son mari l'adore, d'autant plus que c'est une épouvantable
mésalliance, n'est-ce pas, de Kleist? Allons, tu ne veux pas me répondre?
Je te soupçonne, noble veuve, d'en méditer une avec quelque pauvre
page, ou quelque mince bachelier ès sciences.
--Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de coeur s'établir
entre le roi et quelque demoiselle d'Opéra?
--Ah! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance
moins effrayante. J'imagine qu'au théâtre, comme à la cour, il y a une
hiérarchie, car c'est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce
préjugé-là. Une chanteuse doit s'estimer beaucoup plus qu'une danseuse;
et l'on dit d'ailleurs que cette Porporina a encore plus d'esprit,
d'instruction, de grâce, enfin qu'elle sait encore plus de langues que la
Barberini. Parler les langues qu'il ne sait pas, c'est la manie de mon
frère. Et puis la musique, qu'il fait semblant d'aimer aussi beaucoup,
quoiqu'il ne s'en doute pas, vois-tu?... C'est encore un point de contact
avec notre prima donna. Enfin elle va aussi à Potsdam l'été, elle a
l'appartement que la Barberini occupait au nouveau Sans-Souci, elle
chante dans les petits concerts du roi... N'en est-ce pas assez pour que
ma conjecture soit vraie?
--Votre Altesse se flatte en vain de surprendre une faiblesse dans la vie
de notre grand prince. Tout cela est fait trop ostensiblement et trop
gravement pour que l'amour y soit pour rien.
--L'amour, non, Frédéric ne sait ce que c'est que l'amour; mais un
certain attrait, une petite intrigue. Tout le monde se dit cela tout bas, tu
n'en peux pas disconvenir.
--Personne ne le croit, madame. On se dit que le roi pour se désennuyer,

s'efforce de s'amuser du caquet et des jolies roulades d'une actrice; mais
qu'au bout d'un quart d'heure de paroles et de roulades, il lui dit, comme
il dirait à un de ses secrétaires: «C'est assez pour aujourd'hui; si j'ai
envie de vous entendre demain, je vous ferai avertir.
--Ce n'est pas galant. Si c'est ainsi qu'il faisait la cour
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