La comtesse de Rudolstadt | Page 6

George Sand
et avec grace, avec brutalit�� et avec finesse, au milieu de ces chers amis qu'il n'aimait pas, et de ces admirables _beaux-esprits_ qu'il n'admirait gu��re, Fr��d��ric devint tout �� coup r��veur, et se leva au bout de quelques instants de pr��occupation, en disant �� ses convives:
?Causez toujours, je vous entends.?
L��-dessus, il passe dans la chambre voisine, prend son chapeau et son ��p��e, fait signe �� un page de le suivre, et s'enfonce dans les profondes galeries et les myst��rieux escaliers de son vieux palais, tandis que ses convives, le croyant tout pr��s, mesurent leurs paroles et n'osent rien se dire qu'il ne puisse entendre. Au reste, ils se m��fiaient tellement (et pour cause) les uns des autres, qu'en quelque lieu qu'ils fussent sur la terre de Prusse, ils sentaient toujours planer sur eux le fant?me redoutable et malicieux de Fr��d��ric.
La Mettrie, m��decin peu consult�� et lecteur peu ��cout�� du roi, ��tait le seul qui ne conn?t pas la crainte et qui n'en inspirat �� personne. On le regardait comme tout �� fait inoffensif, et il avait trouv�� le moyen que personne ne put lui nuire. C'��tait de faire tant d'impertinences, de folies et de sottises devant le roi, qu'il e?t ��t�� impossible d'en supposer davantage, et qu'aucun ennemi, aucun d��lateur n'e?t su lui attribuer un tort qu'il ne se f?t pas hautement et ambitieusement donn�� de lui-m��me aux yeux du roi. Il paraissait prendre au pied de la lettre le philosophisme ��galitaire que le roi affectait dans sa vie intime avec les sept ou huit personnes qu'il honorait de sa familiarit��. A cette ��poque, apr��s dix ans de r��gne environ, Fr��d��ric, encore jeune, n'avait pas d��pouill�� enti��rement l'affabilit�� populaire du prince royal, du philosophe hardi de Remusberg. Ceux qui le connaissaient n'avaient garde de s'y fier. Voltaire, le plus gat�� de tous et le dernier venu, commen?ait �� s'en inqui��ter et �� voir le tyran percer sous le bon prince, le Denys sous le Marc-Aur��le. Mais La Mettrie, soit candeur inou?e, soit calcul profond, soit insouciance audacieuse, traitait le roi avec aussi peu de fa?ons que le roi avait pr��tendu vouloir l'��tre. Il ?tait sa cravate, sa perruque, voire ses souliers dans ses appartements, s'��tendait sur les sofas, avait son franc parler avec lui, le contredisait ouvertement, se pronon?ait lestement sur le peu de cas �� faire des grandeurs de ce monde, de la royaut�� comme de la religion, et de tous les autres _pr��jug��s_ battus en br��che par la raison du jour; en un mot, se comportait en vrai cynique, et donnait tant de motifs �� une disgrace et �� un renvoi, que c'��tait miracle de le voir rest�� debout, lorsque tant d'autres avaient ��t�� renvers��s et bris��s pour de minces peccadilles. C'est que sur les caract��res ombrageux et m��fiants comme ��tait Fr��d��ric, un mot insidieux rapport�� par l'espionnage, une apparence d'hypocrisie, un l��ger doute, font plus d'impressions que mille imprudences. Fr��d��ric tenait son La Mettrie pour insens��, et souvent il s'arr��tait p��trifi�� de surprise devant lui, en se disant:
?Voil�� un animal d'une impudence vraiment scandaleuse.?
Puis il ajoutait �� part:
?Mais c'est un esprit sinc��re, et celui-l�� n'a pas deux langages, deux opinions sur mon compte. Il ne peut pas me maltraiter en cachette plus qu'il ne fait en face; au lieu que tous les autres, qui sont �� mes pieds, que ne disent-ils pas et que ne pensent-ils pas, quand je tourne le dos et qu'ils se rel��vent? Donc La Mettrie est le plus honn��te homme que je poss��de, et je dois le supporter d'autant plus qu'il est insupportable.?
Le pli ��tait donc pris. La Mettrie ne pouvait plus facher le roi, et m��me il r��ussissait �� lui faire trouver plaisant de sa part ce qui e?t ��t�� r��voltant de celle de tout autre. Tandis que Voltaire s'��tait embarqu��, d��s le commencement, dans un syst��me d'adulations impossible �� soutenir, et dont il commen?ait �� se fatiguer et �� se d��go?ter ��trangement lui-m��me, le cynique La Mettrie allait son train, s'amusait pour son compte, ��tait aussi �� l'aise avec Fr��d��ric qu'avec le premier venu, et ne se trouvait pas dans la n��cessit�� de maudire et de renverser une idole �� laquelle il n'avait jamais rien sacrifi�� ni rien promis. Il r��sultait de cet ��tat de son ame que Fr��d��ric, qui commen?ait �� s'ennuyer de Voltaire lui-m��me, s'amusait toujours cordialement avec La Mettrie et ne pouvait gu��re s'en passer, parce que, de son c?t��, c'��tait le seul homme qui ne fit pas semblant de s'amuser avec lui.
Le marquis d'Argens, chambellan �� six mille francs d'appointements (le premier chambellan Voltaire en touchait vingt mille), ��tait ce philosophe l��ger, cet ��crivain facile et superficiel, v��ritable Fran?ais de son temps, bon, ��tourdi, libertin, sentimental, �� la fois brave et eff��min��, spirituel, g��n��reux et moqueur; homme entre deux ages, romanesque comme un adolescent, et sceptique comme
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