La carrosse aux deux lézards verts | Page 6

René Boylesve
sou par sou, l'un arrondissant
l'autre, le magot, au bout d'un temps, représentait de belles et bonnes
économies. Et ceci ne s'était encore jamais vu, de mémoire d'homme.
Mais comme ces bénéfices extraordinaires ne se réalisaient, à chaque
coup, que sous les apparences d'une somme minime, on ne leur attribua
aucun caractère inquiétant; mieux même, on en vint à s'y accoutumer si

bien qu'à supposer que l'excédent indu se fût trouvé inférieur à celui de
la veille, c'eût été ce dernier cas qu'on eût jugé suspect.
Gilles usait sagement de ses économies. Il acheta quelques lopins de
terre qui se muèrent bientôt en arpents; et il allait de temps en temps à
la ville, et plus volontiers seul qu'en compagnie, afin d'y faire des prêts
au denier dix.
Ne parla-t-on pas d'un procès qu'il eut à soutenir pour avoir été
seulement frustré de quelques livres tournois, et qu'il eût gagné
d'ailleurs, car il y avait dès ce temps-là une justice?
Toujours est-il que Gilles fut mis, à cette époque, en grand émoi,
d'abord parce qu'il n'admettait pas qu'on lui dérobât son argent, ensuite
parce que cette sotte affaire le signalait dans le pays comme détenteur
d'une petite fortune, ce qui pouvait tenter les voleurs et détrousseurs.
Quoi qu'il en soit, la chose était désormais notoire: le bûcheron avait du
bien, ce qui, de tout temps, excita, en même temps que pillerie et
convoitise, la considération des hommes.
Et l'on venait, de plusieurs lieues à la ronde, visiter les époux Gilles, le
dimanche.
Ces réunions étaient composées d'hommes maniant la cognée, de leurs
compagnes et d'une nombreuse marmaille. On leur distribuait du lait,
du vin blanc, des rôties: la mère Gilles excellait à faire ce que l'on
appelle du «pain perdu». Son mari trouvait que cela lui coûtait cher, et
elle avait beau lui prouver après coup que, quelle que fût la dépense, le
petit excédent à son avantage était le même le dimanche que les autres
jours, le bûcheron lui répliquait:
--Alors il faudrait voir si, ne faisant, le dimanche, nulle dépense,
l'excédent ne serait pas beaucoup plus fort!...
Et ils essayèrent, un dimanche, de simuler qu'ils n'étaient pas là; ils
enfermèrent les bessonnes au cellier, clôturèrent portes et fenêtres et
dormirent tout le jour.

Le soir on fit ses comptes. En effet, la somme que l'on eût pu passer ce
tantôt au chapitre des générosités amicales, était là, bien là, sonnante et
trébuchante, avec le petit excédent en outre.
--Tu le vois, ma femme! Ne te l'avais-je pas dit? Et il suffisait d'avoir
un peu de bon sens pour en être assuré...
Il trouvait la chose logique et naturelle. Et l'avantage, il le tenait,
désormais, comme à lui dû personnellement.
Mais, voici qu'il ne voulait plus, à présent, entendre parler de servir à
ses compagnons et voisins le lait, le vin blanc, les rôties et le pain perdu!
A cette lubie, sa femme, heureusement, mit le holà: elle était moins
intéressée que lui; de plus elle aimait la compagnie; enfin elle affirmait
que ses filles étaient d'âge maintenant à ne point vivre en recluses ou
comme des lapins sous leur toit: elles auraient un jour une dot!
--C'est vrai, dit l'heureux père.
Et il se prit, dès cette heure, à regarder ses filles d'un oeil nouveau.
C'étaient des filles de bûcheron, oui, mais qui, par le diable, auraient
une dot. Et il décida, quoique les petites fussent bien éloignées de cette
échéance, qu'elles ne se marieraient point avec des gars du voisinage,
mais avec deux beaux jeunes gens de la ville.
--Tu me fais rire, dit la mère: elles vont tout juste sur leurs six ans!...
--Je veux, déclara le père, qu'elles sachent lire.
--Et écrire aussi! pourquoi pas? dit la mère en se tenant les côtes.
Feraient-elles pas mieux, je te le demande, de rester honnêtes?
--Elles sauront lire et écrire! s'écria le père.
Et il n'en démordit pas.
Tel fut, dès lors, l'objet de son souci.
Mais comment deux filles de bûcheron, vivant au centre d'une forêt

immense et ne fréquentant que des ignares, pourraient-elles devenir
savantes? Il n'y avait pas un monastère à moins de dix lieues de là,
encore était-il d'hommes.
Voilà à quoi songeait le papa Gilles, un jour, assis sur une bille de
chêne, non loin de sa cognée au tranchant courbe et brillant.
Et tandis que son regard était attiré par le foyer lumineux que formait,
frappé par le soleil, son fidèle instrument de travail, il entendit, pour
ainsi dire à ses pieds, une petite voix toute menue qui disait:
--Es-tu bête!... Cornichon... Es-tu bête!...
Il se retourna vivement, ne pouvant avec vraisemblance attribuer ce
propos qu'à sa femme. Cependant celle-ci n'était point dans les environs,
non plus qu'aucun être humain. Mais il vit un petit lézard, le coeur
essoufflé sans doute d'avoir à traîner
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