La carrosse aux deux lézards verts | Page 7

René Boylesve
une queue si longue.
--Tu te chagrines, reprit la voix menue, comme tous les gens qui ont
trop de chance...
--Ah çà, est-ce toi, Lézard, fit le bûcheron, qui te mêles de m'adresser la
parole?
Aussitôt le lézard disparut sous la grosse bille de bois.
Le bûcheron se prit à réfléchir.
Et voyez comme les choses s'arrangent! Tandis qu'il songeait à la petite
bête à longue queue, voilà qu'il vit au loin, sous bois, du côté du soleil
couchant, non seulement le plus étrange spectacle imaginable, mais un
spectacle qui rappelait l'objet de sa pensée vagabonde.
C'était, s'il vous plaît, un carrosse. Un carrosse, oui, en pleine forêt, ce
qui est déjà peu croyable; et un carrosse attelé, non pas de chevaux,
mais de lézards verts, fabuleux, grands comme des percherons.
Gilles se frotta les yeux, car il croyait rêver. Mais lorsqu'il les eut
ouverts de nouveau, son ouïe vint confirmer ce que lui affirmait sa vue

folle. On n'entendait point les sabots d'un attelage qui d'ailleurs filait à
une allure inusitée, mais l'on distinguait nettement les sauts et
soubresauts des grandes roues ferrées, sur le sol inégal et sur les
brindilles pétillantes. Comment un tel équipage ne se brisait-il pas aux
mille détours nécessaires pour éviter soit un tronc, soit un bouquet de
baliveaux ou bien un entonnoir tel que celui d'où jadis avait été retirée
la fée sous figure de vieille? C'était miracle assurément; mais cela
tenait aussi à l'extrême dextérité de cette paire de lézards géants qui se
faufilaient dans la forêt aussi aisément que fait un ordinaire lézard
parmi la pierraille.
Ces lézards, ai-je dit, étaient verts, d'un vert que je ne saurais que ternir
par la plus flambante épithète, disons du plus beau des verts. Ils
dressaient leur fantastique queue, avec quelle habileté, je vous le laisse
à penser, car il s'agissait pour ces monstres de ne point la laisser écraser
sous les roues. Ah! par exemple, ne se privaient-ils pas d'en battre les
grosses joues et le nez rougeaud du cocher qui s'efforçait de rire, mais
transpirait: il eût eu chaud à seulement assujettir son chapeau que les
queues fouettaient par cruelle facétie, semblait-il.
Quant au carrosse, il était superbe. Il était du genre de ceux qu'aimait
mon cher et regretté ami, le peintre La Touche, mais ce carrosse-ci était
de jade et d'émeraude. Et la quantité de ces verts, et ces formes
baroques et admirables, parmi les verts infiniment variés de la forêt
caressée d'en haut par la lumière d'été, composaient un spectacle de
nature à émouvoir un bûcheron rêvasseur, ami des sous-bois, troublé de
vivre à l'heure où les bêtes parlent, et, par-dessus tout, piqué du souci
de la future grandeur de ses filles.
Il ne vit pas approcher de lui un objet aussi peu coutumier, sans tendre
sa main vers la fidèle cognée appuyée comme lui-même à la bille de
bois. Il savait, tudieu! manier l'instrument qui met à bas les plus
puissants chênes, et, ma foi, il ruminait dans ce moment-ci de trancher
pattes et queues à ces lézards démesurés qui, aussi bien, commençaient
déjà à lui donner de l'humeur.
Il l'eût fait si ce satané attelage n'eût couru un train hors de toute
comparaison avec la vitesse que l'esprit d'un homme sensé peut

concevoir. En effet, le carrosse et son attelage soufflant étaient déjà là,
mais là, ce qui s'appelle là, à cinq ou six coudées devant la bille de bois;
et, de l'intérieur du carrosse, sortait une voix, ou plus exactement
sortaient deux voix de femmes qui, tout en se contrariant, comme deux
notes de musique moderne, disaient exactement la même chose, à
savoir:
--Bonjour, Gilles, notre cher voisin!
Le carrosse était trop beau, les dames trop polies. Nonobstant les
lézards, Gilles ôta son chapeau.
Le valet de pied avait sauté à la portière. Une des dames descendit. Elle
était fort bien mise et vêtue d'une robe et d'un chapeau rappelant les
couleurs éclatantes du jour. L'autre, au contraire, et qui paraissait du
même âge, affectionnait les teintes plus effacées. Ni l'une ni l'autre
n'étaient vieilles, et elles n'étaient pas non plus jeunes. Elles s'étaient
prises de bec dans la voiture, cela était évident à leur teint animé, à
leurs regards acérés, mais elles appartenaient non moins certainement à
la meilleure compagnie et, vis-à-vis de l'étranger, elles savaient
présenter les figures les plus avenantes.
La première dit:
--Nous venons de faire un voyage exquis.
--Le voyage que nous venons d'accomplir, dit l'autre, ressemble à la
plupart des voyages: il n'a pas été sans agréments ni sans
incommodités.
Le bûcheron les considérait, tout en faisant tourner son chapeau. Elles
l'avaient nommé chacune «Mon cher voisin»!... Elles lui rendaient
compte d'un voyage qu'il ignorait totalement. Il pensa avoir affaire à
des femmes démentes.
L'une d'elles fit au cocher rougeaud:
--Allez!

Et ce ne
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