La carrosse aux deux lézards verts | Page 4

René Boylesve
reconnurent qu'elle pouvait, selon son dire, avoir quelque membre
rompu; et ils étaient très embarrassés, car enfin ils ne pouvaient pas
l'emmener ainsi à la ville, ni chez le rebouteur qui habitait loin en
arrière. Alors, sans réfléchir davantage, ils la conduisirent à la mère
Gilles, car, bien que les hommes médisent ordinairement des femmes,
ils vont d'instinct vers elles dès qu'il s'agit de prendre conseil.

--Mon Dieu, dit la mère Gilles, en apercevant l'antique percluse, il faut
remettre le baptême: ce n'est pas chrétien que d'abandonner une si
pauvre femme en plein bois!
Mais la vieille, à la vue des deux bessonnes, interrompit ses plaintes et
dit:
--C'est à vous, madame, ces deux gentilles petites créatures?
--Oui, fit la mère, et elles prennent bien, comme vous voyez; ce sont
deux filles, pour mon malheur. On a du mal à tenir cette engeance-là;
deux garçons auraient mieux fait mon affaire...
--Ne vous mettez point en peine, dit la vieille; je vois que vous êtes de
braves gens...
A ce moment,--écoutez-moi bien,--le jour parut dans toute sa splendeur,
par une trouée qui se fit soudain dans les cimes, sous l'influence de l'air
matinal. Et nul ne sut jamais comment se fit la chose: les bûcherons
furent allégés de leur fardeau; la vieille disparut; tout gémissement
s'éteignit. Et l'on vit, non sur le sol en vérité, mais bien au-dessus, à la
hauteur d'au moins deux tailles d'homme, donc soutenue
miraculeusement dans les airs, une dame d'une merveilleuse beauté.
Et cette dame, aussi brillante et non moins belle que le jour, s'adressa
de là-haut aux bûcherons et aux bûcheronnes fort surpris. Sa voix avait
la douceur et le charme du vent qui chante dans les ramures des pins:
«Je suis, dit-elle, la fée Malice. Mais n'ayez pas peur de mon nom!...
J'ai voulu éprouver votre coeur. Je vois qu'il y a encore, par le monde,
quelques braves gens, du moins au fond des bois. Vous m'avez
secourue: je ne demeurerai pas en reste avec vous, car, Dieu merci, je
suis riche. Allez faire baptiser vos bessonnes, et, à votre retour, vous
trouverez une surprise...»
Ayant dit ces mots, la fée Malice disparut beaucoup trop tôt, au gré de
tous, car nul, parmi les gens présents, n'avait vu jusqu'ici une figure si
admirable, ni entendu de paroles si suavement prononcées.

Alors un des bûcherons, qui était du cortège, fit mine de vouloir
retourner, sans plus tarder, vers les cabanes, car il était anxieux de
connaître la surprise qu'avait promise la fée. On l'arrêta par le fond de
son pantalon, en lui faisant observer que la surprise n'était pas pour lui
et que, s'il n'assistait pas comme tout le monde au baptême, la Fée
serait bien capable de lui poser une taie sur les deux yeux.
Il suivit donc les autres, pas à pas, mais en grommelant; et au bout
d'une heure de marche, ayant ruminé dans son esprit de bûcheron, il dit
à ses compagnons qui s'entretenaient de l'événement:
--Et alors, vous y croyez, vous?
--A quoi? firent-ils tous, hommes et femmes.
--Mais, à la fée.
--Le farceur! et il voulait retourner sur ses pas pour ne point la perdre!
--Je voulais retourner boire un coup, faute de quoi je me sens capable
d'avoir encore des visions comme une fillette aux pâles couleurs...
Les autres bûcherons furent choqués de son impertinence, mais ce n'est
jamais en vain que l'on entend émettre une idée, si mauvaise soit-elle,
et principalement une qui tend à détruire quelque chose.
Un autre bûcheron dit:
--C'est peut-être bien l'éclat du jour qui nous a éblouis, ma foi...
--Éblouis! éblouis! dit la mère Gilles, et tes oreilles, et tes doigts?
Est-ce que tu n'as pas touché la vieille? N'as-tu pas senti ses os pointus?
Ne s'est-elle pas évanouie pour toi comme pour les autres dans le même
moment où la belle dame a paru en l'air et a dit pour nous tous les
mêmes choses?... Répète un peu ce qu'elle a dit!
L'un répéta ce qu'il avait entendu. Mais il fut contredit par un autre qui
avait ouï différemment. Comme on ne réussissait pas à tomber d'accord,
l'incrédule bûcheron triomphait.

--Moi, je sais bien une chose, dit la mère Gilles, c'est qu'elle a promis
de ne pas demeurer en reste avec nous, attendu qu'elle est riche, et en
désignant mes filles, elle nous a annoncé une surprise au retour...
Mais il ne se trouva que son mari pour avoir entendu la même chose,
car la bonne promesse s'adressait à son ménage et non point aux autres.
Et à mesure qu'il s'accréditait que la surprise était réservée aux
bessonnes, la croyance à la fée faiblissait, et même elle était réduite à
néant avant que l'on eût atteint la ville.
Tant et si bien que Gilles et sa femme eux-mêmes finissaient par
concevoir quelque inquiétude.
Cependant,
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