La carrosse aux deux lézards verts | Page 3

René Boylesve
suis pas autrement entiché, mais leur absence de prétention, leur
apparence de s'adresser aux enfants--comme l'oeuvre de notre Fabuliste,
qu'il faut être un grand sage pour comprendre--m'ont toujours séduit. Il
vaut mieux avoir l'air de chuchoter de toutes petites choses au niveau
de l'oreille des fourmis que de simuler qu'on embouche les trompettes
du jugement dernier. Quelqu'un se trouvera, un jour ou l'autre, pour
juger la valeur des choses qui auront été dites ou d'aussi bas ou d'aussi
haut.
Veuillez donc me permettre de vous mener au coeur même d'une forêt,
non d'une forêt d'aujourd'hui savamment exploitée ou saccagée pour les
besoins de la guerre; au coeur d'une bonne forêt d'autrefois où les
arbres croissent à leur gré et ne meurent, la plupart du temps, que de
leur mort naturelle. Cela ne forme pas un enlacement de troncs et de
branches inextricable, car chaque plante se défend comme un homme, a
horreur d'être incommodée par le voisin et tâche à être la plus forte afin
d'exterminer qui la gêne. A défaut d'aboutir à cette extrémité toujours
tentante pour un être vivant, eh bien! l'on se retire sur soi-même, on
raccourcit ses rameaux, on les dirige en hauteur, on se résigne à une
taille fluette et un peu trop longue, mais du moins on est seul et ne se

commet point, si l'on est bouleau, avec un sapin, si l'on est frêne avec
un cornouiller. Les chênes sont maîtres, cela va de soi, et étouffent la
gent myrmidonesque, par la musculature de leurs bras et l'épaisse
ampleur de leur ombre.
Au beau milieu d'une telle végétation, vivaient en bonne intelligence un
bûcheron nommé Gilles et sa femme, qui, étant demeurés assez
longtemps--à leur grand désespoir--sans enfants, furent tout à coup
favorisés de deux filles jumelles, autrement dit «bessonnes», comme il
était d'usage de s'exprimer dans ce temps-là au fond des provinces.
Le bûcheron Gilles et sa bûcheronne n'étaient pas gens à se mettre en
frais d'imagination pour trouver des noms à donner à leurs filles: ils les
appelèrent sans barguigner Gillette et Gillonne.
Mais il s'agissait de faire baptiser les deux petites.
Quand je vous ai dit que tout ce monde-là gîtait au beau milieu d'une
forêt, cela signifie qu'il était très loin de tout hameau ou village. De la
chaumière, on n'entendait pas les cloches les plus voisines, même
quand le vent portait. Aussi ce fut une expédition dans le genre de celle
des Rois Mages, lorsque la mère, qui nourrissait les deux marmots,
étant relevée de ses couches, se jugea en état d'aller jusqu'à l'église
métropolitaine.
Il y avait bien quelques huttes de bûcherons dans les environs, où l'on
ramassa un parrain et une marraine, peu reluisants, à la vérité, mais qui
consentirent à faire la route--si l'on peut dire--à pied, et qui, entre nous,
n'étaient pas fâchés qu'une occasion s'offrît à eux de voir des lieux
habités.
L'humble cortège se mit en marche, de très bonne heure, un beau matin,
après avoir soigneusement verrouillé les portes.
Nos bonnes gens étaient fort aises parce que le jour qui commençait à
poindre devait être celui d'une de ces fêtes de famille dont on se
souvient.

Mais ils étaient loin de soupçonner qu'ils dussent avoir sujet de se
remémorer cette fête-là, et longtemps.
Après une marche d'une heure et demie sur la mousse, les champignons
et les aiguilles de pin qui rendent le pied glissant, ils s'assirent afin que
la mère prît un peu de repos et donnât le sein à ses poupons. Et celle-ci
donnait, le sein droit et le sein gauche tout ensemble, afin de ne point
perdre de temps; et les deux jumelles emmaillotées, comme deux
paquets croisés sur les genoux, s'accommodaient de cette double coulée
et épuisaient gloutonnement les provisions maternelles.
Gilles, pendant cette opération, s'était écarté avec le bûcheron qui
devait remplir les fonctions de parrain et avec quelques autres qui les
accompagnaient pour l'honneur; et, tous, ils examinaient en
connaisseurs les fûts des hêtres et des chênes, fixant le prix au cours du
jour.
Tandis qu'ils s'adonnaient à leurs calculs, ils furent distraits par des cris
plaintifs issus d'un trou profond. Et, s'étant approchés de la margelle de
ce puits, ils distinguèrent une vieille femme en haillons.
--Qu'as-tu, la mère? lui dirent-ils; est-ce le fait d'une femme de ton âge
de passer la nuit à la belle étoile?
--Hélas! mes bons messieurs, dit la vieille, je me suis laissée choir en
ce maudit lieu à la tombée de la nuit, qui m'a paru longue, car je pense
que j'ai une jambe cassée... Mais que doivent penser, eux, mes pauvres
enfants qui me croient morte à l'heure qu'il est?
Les bûcherons descendirent dans le trou et se mirent en devoir de tirer
de là la pauvresse. Elle poussait des cris de renard pris au piège, à quoi
ils
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