La capitaine | Page 7

Émile Chevalier
vingt pas, suivant le
degré d'ennui qu'ils avaient causé audit Samson. Les larmes lui étaient
étrangères; le rire lui était inconnu. D'émotion, il ne paraissait pas
susceptible. C'était une surface de bronze qui ne laissait rien percer de
ce qui s'agitait derrière.
Le comte n'avait pas d'autre domestique attitré. Quand il demeurait à
Halifax, il louait un laquais et un cocher pour sa voiture, un groom et
un valet d'écurie pour ses chevaux. Mais ces gens vivaient au dehors, et
il leur était défendu de se présenter à l'appartement du jeune homme.
Comment se nourrissait-il? on l'ignorait. Quand il rendait un dîner,
c'était à l'hôtel.
Samson le suivait partout, l'attendait à la porte des maisons où il avait
affaire, et rarement se trouvait-il à plus de cent pas de lui.

A minuit sonnant, il heurta trois coups à la porte du comte.
--C'est bien, j'y suis, répondit celui-ci.
Et il ouvrit.
--As-tu les instruments? dit-il.
--Oui, maître.
--Prends aussi des pistolets.
--Oui, maître.
Samson fit trois enjambées dans la chambre, ramena ses pieds en
équerre, et décrocha une paire de pistolets d'arçon pendus dans une
panoplie à la muraille.
--Es-tu prêt? dit Arthur Lancelot.
--Oui, maître.
Ils descendirent dans la rue.
Tout était noir, silencieux.
On n'entendait que les lointains gémissements de la mer sur les grèves
sablonneuses.
Les deux hommes furent bientôt au cimetière, situé aux portes de la
ville.
En approchant, ils perçurent des sons de voix, et distinguèrent une
faible lumière qui semblait voltiger au milieu des arbres dont les
tombeaux sont ombragés.
--On dirait un feu follet, murmura le comte qui n'avait pas desserré les
dents pendant tout le trajet.

--Oui, maître.
--Mais, vois-tu ces ombres qui remuent là-bas?
--Oui; maître!
--Ah! je parierais que ce sont quelques misérables étudiants on
médecine, qui pour avoir un cadavre profanent la sépulture... Qu'est-ce
que cela?
Un cri de frayeur s'était élevé du cimetière et un spectre se dressait au
milieu.
Trois ou quatre individus, fuyant à toutes jambes, passèrent presque
aussitôt près de Lancelot et de son domestique.
Le spectre avait l'air de marcher sur eux.
--C'est extraordinaire, dit Arthur. Mais tu n'as pas peur?
--Non, maître.
Ils entrèrent dans le lieu saint. L'apparition s'était évanouie, comme, si
elle était rentrée soudainement en terre.
Samson alluma sa lanterne et ils s'avancèrent vers la tombe de
Bertrand.
La fosse était découverte; elle était vide!
--Mon Dieu! ces jeunes gens, ces résurrectionnistes[1] auraient-ils
emporté le cadavre, pour le disséquer! s'écria Lancelot avec une
expression d'angoisse.
--Non, maître.
Et Samson montra, avec sa lanterne, un corps enveloppé d'un suaire,
étendu dans des touffes de hautes herbes.

[Note 1: En Amérique on nomme ainsi les étudiants qui déterrent en
cachette les cadavres, pour les faire servir à leurs étude» médicales.]

II
LE RESSUSCITÉ
L'habitation de M. du Sault se composait d'un gros pavillon carré, bâti à
la cime d'un cap énorme, que battaient incessamment les flots de la
mer.
Ce pavillon avait trois étages, couronnés par une terrasse, du haut de
laquelle se déroulaient des tableaux sublimes ou charmants. Ici, l'Océan
avec toutes ses grandeurs, ses abîmes, ses mystères, sa vie prodigieuse,
mais à peine soupçonnée, l'Océan avec ses infinis horizons; là, des
campagnes nouvellement ouvertes à l'industrie humaine, et déjà
fécondées par son travail ingénieux, égayées par ses maisons, ses
troupeaux; plus loin de sombres forêts vierges encore, que le pied de
l'homme civilisé ne foula jamais; à droite une côte découpée et tailladée
comme de la dentelle qui serpente, blanche ligne de démarcation, entre
le bleu foncé des eaux et le vert éblouissant des prairies salines; à
gauche, la ville d'Halifax, avec son port plein de mouvement, sa forêt
de mâts, les rochers pittoresques et les forts qui la défendent, les vastes
entrepôts, les chantiers, présages certains d'un florissant avenir, les
édifices publics dont elle s'enorgueillit déjà, les beaux massifs d'arbres
desquels on lui a fait une ceinture, et la gracieuse colline qui l'abrite
contre les froides haleines de la bise.
Où que vous vous tourniez, sur la terrasse de M. du Sault, le spectacle
enchantait.
La maison était construite, sur fondations en pierre de taille, avec des
briques rouges, striées de filets blancs, qui lui donnaient un air de fête
et conviaient le voyageur fatigué à s'y venir reposer.
On arrivait au premier étage par une double rangée d'escaliers formant
à leur sommet un perron, sur lequel quatre colonnes en marbre vert

servaient d'assises à un balcon, placé au deuxième étage.
Le reste de la façade était tout uni.
Devant cette façade se déployait une pelouse, arrosée par un jet d'eau et
entourée d'une haute grille en fer qui enveloppait aussi, dans son corset,
plusieurs bâtiments adjacents: une belle métairie, avec ses écuries, ses
granges, ses cour et basse-cour, son pigeonnier, tout son matériel
d'exploitation; puis l'établissement de pêcherie de M. du
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