au bonheur de vivre en répandant le bien et la paix
autour de nous.
Bertrand tomba subitement malade.
Ce fut une maladie étrange, rapide, qui le paralysa dès sa première
atteinte, confondit la science entière des plus vieux chirurgiens de
marine, et mit au défi les soins empressés dont on entoura le jeune
homme.
Le lendemain, il ne pouvait plus parler, plus bouger; le jour suivant, il
était raide, insensible, glacé.
Les médecins déclarèrent à ses parents qu'il avait cessé d'exister.
Je n'essaierai point de peindre la douleur de ces derniers. Elle fut
immense. Emmeline fut prise d'une attaque de nerfs qui mit ses jours en
danger, et sa mère faillit devenir folle.
Avant l'ensevelissement, M. du Sault voulut que le corps fût soumis à
un nouvel examen. D'autres praticiens furent mandés. Leur rapport ne
se rapporta que trop, hélas! avec le premier.
Bertrand était mort: la vie était éteinte depuis plus de vingt-quatre
heures.
Le jeune homme avait conquis l'estime ou l'affection de tous ceux qui
le connaissaient; un concours immense de citoyens accompagna ses
restes au cimetière.
La plupart des assistants avaient le visage baigné de larmes. Seul de sa
famille à l'enterrement, car il n'est pas d'usage, parmi les Anglais, que
les femmes suivent les convois funèbres, M. du Sault ne pleurait pas;
mais ses yeux secs, rougis, ses traits altérés disaient assez la violence
du chagrin qui rongeait son coeur.
Bertrand fut inhumé, d'après les rites de l'église catholique, dans
laquelle il avait été élevé.
Sur la fosse, le prêtre dit l'office des trépassés; puis, tour à tour, et
lentement, les amis du jeune homme aspergèrent d'eau bénite son
cercueil, le jonchèrent de couronnes d'immortelles, et le fossoyeur
arriva avec sa bêche, innocent outil qui, dans ses mains, devient le plus
sinistre des instruments.
Déjà le cimetière se vidait; déjà ceux qui avaient pris part aux obsèques
perdaient leur air grave et recueilli, et s'entretenaient complaisamment
des qualités et des défauts du défunt.
Et, pelletée par pelletée, la terre, la froide terre, tombait, s'entassait avec
un bruit sourd, caverneux, monotone, sur le corps du malheureux
Bertrand.
Un quart d'heure après, un petit tertre et une croix de bois noir
marquaient seuls la place où il gisait.
Le comte Arthur Lancelot arriva dans la soirée de ce jour à Halifax.
On lui apprit la lin prématurée du fils de M. du Sault.
Cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Il pâlit, chancela, et
serait tombé si on ne l'avait soutenu. Mais cette révolution passa, en
apparence, avec la rapidité de l'éclair. Le comte se remit de son
émotion, causa un moment de Bertrand, comme d'un ami sincère dont
la perte l'affligeait vivement, sans toutefois le désespérer, et il regagna
la maison qu'il occupait dans la ville.
Chez lui, sa douleur éclata encore; elle y éclata avec une véhémence
navrante. Il s'arracha les cheveux, se tordit les mains, se roula sur le
parquet, poussa des cris déchirants, jusqu'à ce que des larmes
abondantes vinssent le soulager. Calmé par cette rosée salutaire, Arthur
Lancelot sortit, il se fit conduire au cimetière, tomba à genoux sur la
tombe de Bertrand et pria longuement.
Le crépuscule étendait ses ombres sur Halifax, quand il se releva.
Il était en proie à une excitation fiévreuse.
--C'est décidé, murmura-t-il; il faut que je le voie... Cette nuit... Oui,
cette nuit...
Et il quitta le cimetière après avoir minutieusement observé les lieux et
s'être assuré qu'il pourrait les reconnaître, même au milieu des ténèbres.
De retour à son logis, il sonna.
Un homme d'une corpulence énorme et le visage couturé de balafres,
qui le rendaient hideux, parut en faisant le salut militaire.
--Oui, maître, dit-il.
--Samson, lui commanda le comte, tu m'accompagneras cette nuit.
--Oui, maître.
--Tu te muniras d'une lanterne sourde.
--Oui, maître.
--De pelles et de pioches.
--Oui, maître.
--Est-ce tout?... Voyons... Non, nous aurons encore besoin de cordes.
--Oui, maître.
--C'est bien.
--Oui, maître.
--Va!
--Oui, maître, répondit le serviteur évoluant sur les talons avec la
précision d'un vieux troupier.
--Ah! se ravisa le comte, à minuit tu frapperas à ma porte.
--Oui, maître.
Ces deux mots, changés quelquefois en «non, maître,» étaient les seuls
qu'on eût jamais entendus sortir de la bouche de Samson. Aussi les
curieux, qui avaient tenté de le séduire, pour en tirer quelques
informations sur le comte, disaient-ils que c'était un automate ambulant.
Ses pas étaient, du reste, toujours comptés, toujours mesurés; ses
mouvements avaient la régularité d'une horloge; sa vois conservait
toujours la même inflexion. C'était une note brève et sèche, laquelle
fatiguait, irritait l'oreille par son uniformité.
Jamais on n'avait vu Samson en colère. Cependant, il ne laissait pas
facilement approcher du comte. Plus d'un indiscret, plus d'un importun
avaient été méthodiquement appréhendés au corps par l'Hercule et aussi
méthodiquement lancés à cinq, dix, quinze ou
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