monde, et
chacun se la proposait pour modèle, chacun enviait sa félicité.
M. du Sault était pauvre en débarquant à Halifax, vers 1792. Ceux-ci
disaient qu'il avait fait naufrage, ceux-là qu'il avait été assailli et
dépouillé par des pirates; mais on ne savait à laquelle des deux versions
s'arrêter. Quant à lui, il était muet sur ce sujet, laissait volontiers causer
les gens, et savait éluder la question quand on l'interrogeait
directement.
Depuis lors, il avait fait fortune, une fortune princière, évaluée à
plusieurs millions. Prévoyant l'importance que les pêcheries ne
tarderaient pas à acquérir, il avait, un des premiers, organisé un
établissement sur une vaste échelle, et le succès était venu couronner
son entreprise. Plus tard, il acheta du gouvernement britannique des
terres à vil prix, les engraissa avec des bancs de poissons en
décomposition, que le flux avait jetés sur la côte, et obtint des récoltes
merveilleuses.
C'était un homme audacieux, mais éclairé, et sage autant que
progressiste.
Bertrand et Emmeline reçurent une éducation excellente et une
instruction aussi bonne qu'on se la pouvait alors procurer dans les
colonies de l'Amérique septentrionale.
On leur apprit l'anglais, le français, un peu de dessin, un peu de
musique, l'histoire et les mathématiques.
Bertrand témoignait du goût pour la marine. A quinze ans, on l'envoya
à l'école navale en Angleterre. Il revint, au bout de trois années, avec le
grade d'enseigne.
Monsieur du Sault demanda et obtînt qu'il fût placé sur un des navires
de la station d'Halifax.
De la sorte, le jeune midshipman demeura près des siens, à la grande
joie d'Emmeline, que son absence avait plongée dans une mélancolie
profonde.
Le service n'est point pénible dans les colonies.
Riche et influent par son père, Bertrand était à peu près le maître de ses
actions. Il ne montait guère à bord que pour les revues extraordinaires,
et passait tout son temps avec sa soeur.
La journée, ils lisaient ou faisaient de longues promenades, soit à
cheval, soit en canot, soit même à pied; quelques visites et quelques
réceptions occupaient leurs soirées.
Ils voyaient peu de monde, mais des personnes choisies ou du moins
qui semblaient l'être.
Depuis quelques mois, le nombre de leurs amis s'était accru d'un jeune
homme étranger, fort élégant, fort brave, fort aimable, dont la présence
avait révolutionné Halifax et tourné la tête à la plus charmante moitié
de ses habitants.
Cavalier accompli, il parlait avec une facilité égale l'anglais et le
français. On ignorait son origine; mais à ses avantages personnels, il
joignait des revenus fabuleux, s'il en fallait juger par ses prodigalités, et
nul ne songeait à lui faire un crime du mystère dont il enveloppait son
existence.
N'avait-il pas, d'ailleurs, ses entrées à l'hôtel du Gouvernement?
n'était-il pas cousin du secrétaire particulier de sir George Prévost, qui,
lui-même, l'avait présenté à la haute société civile et militaire de la
Nouvelle-Écosse? Et sir George Prévost était gouverneur-général,
c'est-à-dire vice-roi de la colonie.
Ce mortel fortuné se faisait appeler le comte Arthur Lancelot, nom qui
pouvait être anglais, comme il pouvait être français.
Le comte Arthur Lancelot s'était donc lié avec la famille du Sault; et si
les jeunes misses à marier jalousaient furieusement Emmeline, les
jeunes dandys d'Halifax en voulaient sérieusement au comte Arthur de
ses préférences pour Bertrand, «après tout un maudit Français
dénationalisé (a damn'd denationalized French-man),» disaient-ils.
Cependant, Arthur Lancelot n'avait pas à une résidence fixe. Il
voyageait beaucoup, paraissait et disparaissait subitement. On l'avait
épié; on avait cherché à savoir où il allait, d'où il venait. Peines perdues.
A bout de perquisitions, ses envieux assuraient, sous le sceau du secret,
que c'était un espion du gouvernement anglais, qu'il surveillait les
États-Unis, avec lesquels la Grande-Bretagne était alors en hostilités, et
qu'il avait établi provisoirement son quartier général dans la capitale de
la Nouvelle-Écosse.
Malgré ces rumeurs, et bien d'autres, que nous nous abstiendrons de
reproduire, aucun des colons ne pouvait se flatter d'avoir des
renseignements exacts sur le comte Arthur, quoique les plus notables
courtisassent avidement ses faveurs. Lorsqu'il habitait Halifax, c'était à
qui l'aurait à dîner, en soirée, à qui pourrait se vanter, le lendemain, de
l'avoir possédé pendant une heure. On copiait sa mise, sa tournure, ses
manières; on se disputait ses bons mots. Le journal de la localité, la
Nova-Scotia, lui consacrait régulièrement une colonne, chaque semaine,
dans ses Weekly Reports.
Enfin, il était, dans ce petit coin du Nouveau-Monde, ce que le beau
Brummel fut un peu plus tard à Londres.
Vers la fin de mai 1811, pendant une absence du comte Arthur, le repos
de la famille du Sault fut tout à coup troublé par une de ces
catastrophes épouvantables, toujours suspendues sur nos têtes, et qui
nous frappent sans pitié, alors que, pleins de quiétude pour le présent,
d'espérance pour l'avenir, nous nous abandonnons sans crainte, sans
appréhension,
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