La canne de M. de Balzac | Page 8

Mme Émile de Girardin
que les femmes ne doivent point s'occuper de littérature; elle
parle ménage comme un professeur; elle a l'esprit lent, et regarde
comme un mot inconvenant toute plaisanterie qu'elle ne comprend pas.
Sa présence jette un grand froid partout où elle vient; son arrivée fait
l'effet d'une porte qu'on ouvre dans une loge au spectacle. Quand elle
doit passer la soirée chez une amie, cette amie en prévient ses habitués;
ils ne viennent pas ce soir-là. Les hommes la craignent comme l'ennui,
les femmes l'appellent: la belle madame Poirceau. Elle fait valoir les
plus laides; pourtant on l'invite rarement, non qu'elle soit importune;
elle ne s'occupe jamais des affaires des autres; elle est discrète et
immobile: c'est une statue--mais une statue à qui il faut faire des
politesses; c'est ennuyeux.
Eh bien! ces femmes-là font les mêmes folies que les autres! c'est
révoltant!
Madame Poirceau ne fut frappée de la beauté de Tancrède que comme
maîtresse de maison. Un si beau jeune homme n'était nullement
dangereux pour elle: madame Poirceau ne se serait jamais permis
d'aimer, dans sa position, un homme aussi remarquable.
Cachez donc une intrigue avec un héros comme celui-là!--Les prudes
savent s'imposer de grandes privations; elles ont en cela plus de mérite
que les femmes vertueuses: celles-ci, du moins, ont pour elles la vertu,
les autres n'ont pas même l'amour.
Madame Poirceau n'avait que faire des hommages de Tancrède, elle
avait depuis longtemps trouvé l'homme qu'il lui fallait, et elle s'en tenait
là.
Or, voici l'homme qu'elle avait choisi.
C'était un monsieur âgé de trente-cinq ans, haut de quatre pieds huit
pouces, employé dans l'Enregistrement. Une position honorable dans le

monde, une fortune aisée, des succès dans plusieurs genres, rien n'avait
pu le consoler du malheur d'être petit. Depuis l'âge où il s'était avoué
qu'il ne grandirait plus, cet homme était malheureux.
Tout ce qu'on imagine pour se hausser à l'œil des autres, il l'avait
employé--il portait un chapeau à haute forme, des bottes à hauts talons,
et se tenait droit comme une girafe; il se levait continuellement sur la
pointe des pieds, comme un homme qui veut voir défiler un cortége.
Cette idée de se grandir le préoccupait sans cesse; il aurait donné la
moitié de sa fortune et plusieurs années de sa vie pour être un homme
ordinaire, pour atteindre cinq pieds deux pouces.
Les petits hommes qui se résignent ont quelquefois beaucoup de grâce;
ils ont alors tous les avantages de leur taille, la souplesse, l'agilité, la
légèreté; ils peuvent être ce qu'on appelle gentils. Mais les petits
hommes qui se révoltent contre la lésinerie de la nature envers eux, qui
luttent follement avec elle, ne peuvent jamais être gentils; ils sont
ridicules, toujours ridicules, comme toutes prétentions frappées
d'incapacité; de plus, ils sont méchants, malveillants, dénigrants et
envieux.
Quand on parle d'un homme qui déplaît, on dit qu'il a l'air content de
lui--eh bien! je dis, moi, que je connais une chose plus déplaisante
encore: c'est un homme qui a l'air mécontent de lui.
Celui-là ne vous fera grâce de rien: vous ne pourrez jamais l'apaiser; les
flatteries mêmes l'irritent; la politesse lui semble de la pitié, une
prévenance, une charité: il est humble à désespérer, susceptible à faire
mal aux nerfs; on ne sait par quel mot le prendre.--Si vous le priez à
dîner, il vous répond: «Merci, non; je me rends justice, je suis trop
maussade pour un convive.» Si vous l'engagez à venir entendre des vers,
de la musique: «Non, merci, dit-il; je suis un être trop obscur pour faire
partie d'une réunion si brillante.» Si vous lui proposez une partie de
campagne: «Non, merci, répond-il; il faut de la gaieté dans ces sortes
de plaisirs; invitez vos aimables, ils valent mieux que moi pour cela.»
Cet homme ne jouit de rien, n'est propre à rien; il est rongé de modestie,
mais d'une affreuse modestie, d'une humilité hostile qui le met en garde
contre tout le monde: c'est une lèpre imaginaire qui lui fait fuir ses

semblables. Cette maladie est heureusement fort rare en ce pays, et
nous n'en parlons que pour la constater.
Notre monsieur était de ces gens-là, non parce qu'il se croyait sans
mérite, mais parce qu'il se sentait petit, et que sans cesse il se disait à
lui-même--que plus il vieillirait, plus il engraisserait et plus il paraîtrait
petit.
Pour lui tout était gêne et souffrances. Ce petit corps renfermait un
grand cœur plein de haine, d'une belle haine aux proportions
herculéennes, toujours vivace, toujours renouvelée, universelle, et
cependant partiale; car, s'il détestait tous les hommes en général, il
abhorrait en particulier:
1° Tout être doué d'une haute stature; il le regardait comme son ennemi,
comme un voleur qui lui avait dérobé six pouces. Une grande taille lui
semblait une spoliation, dont il avait droit de tirer vengeance;
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