Tout écolier de douze ans qui le dépassait de quelques lignes et que
l'on ne trouvait pas trop grand pour son âge;
3° Tout enfant qu'il voyait grandir et qui menaçait de le rattraper.
Dans un salon, il n'était poursuivi que d'une idée: se placer
avantageusement.
Il évitait les hommes très-grands, parce qu'auprès d'eux, il paraissait
encore plus minime. Il évitait aussi les belles femmes, parce que leur
majesté l'humiliait; mais ce qu'il détestait plus que tout au monde,
c'était de rencontrer, ce qui était rare, un homme de sa taille!!
Oh! alors il souffrait le martyre, il se sentait appareillé; c'était affreux.
Son ridicule s'attelait à celui d'un autre et se complétait; il n'y pouvait
tenir. Que faisait-il alors? il prenait son chapeau, le mettait sur sa tête,
et il s'en allait.
Eh bien! tout cela n'était rien; il y avait un tourment plus horrible que
tous ces tourments, une malédiction qui poursuivait encore cet homme,
une fatalité qui mettait le sceau à ses misères--c'était son nom. Ah! ce
nom était un hasard bien cruel dans sa position. Quelle amère ironie!
quel jeu du sort! quelle épigramme de la nature! quelle mauvaise
plaisanterie du destin!! Ce petit homme se nommait M. Legrand.
M. Legrand arriva chez madame Poirceau à minuit moins un quart, en
véritable ami de la maison; il était encore plus maussade qu'à l'ordinaire.
Il n'aimait pas les bals, les soirées d'apparat, parce que ces jours-là il lui
fallait quitter ses bottes à hauts talons, et qu'en souliers vernis il perdait
douze lignes...
--Toujours élégant! lui dit une mère dont la fille dansait--et l'on sait que
les pauvres mères, contraintes à rester assises sur une banquette toute la
soirée, sont alertes à la conversation. Le premier causeur qui traverse la
salle de danse est bien vite saisi au passage, elles l'attrapent au vol;
elles s'ennuient tant!...
--Comme vous venez tard! dit celle-ci.
M. Legrand ne répondit point; deux hommes placés devant lui, lui
dérobaient entièrement la vue du bal.--Il était furieux; il se sentait si
petit, si tristement perdu dans la foule!
--Vous arrivez? poursuivit la mère en turban; vous n'avez pas encore vu
le phénix dont chacun s'entretient ici?
Puis, s'établissant dans cette plaisanterie, elle ajouta:
--Nous avions la compagnie du Phénix, maintenant voici le phénix de
la compagnie.
M. Legrand ne goûta point ce jeu de mots.
--Je ne sais de quel phénix vous voulez parler, madame, répondit-il
froidement.
--De l'Apollon, du Céladon, de l'Adonis, de la coqueluche de toutes ces
dames.
--Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre Apollon, votre Céladon,
votre Adonis et votre coqueluche, madame.
La mère en turban fut blessée de l'affectation que mettait M. Legrand à
répéter ses paroles, et pour se venger:
--Je pensais, dit-elle, que vous le connaissiez, puisqu'il est aussi de la
maison.
Aussi était foudroyant. M. Legrand rougit.
--Le voici, poursuivit la méchante personne; quels beaux yeux! quel air
noble! Le voyez-vous?
M. Legrand ne voyait rien; il avait toujours un monsieur devant lui qui
lui cachait tout le bal.--Enfin, il se révolta, il franchit la foule, et, se
faufilant çà et là, il parvint jusqu'à la maîtresse de la maison. Tancrède
s'approchait d'elle dans le même instant. M. Legrand l'aperçut--il resta
médusé. Des ruisseaux de fiel lui parcoururent toutes les veines. La
haine, la rage la plus féroce étincelèrent dans ses regards. Il y a des
romans où l'on dépeint des nains furieux, des gnomes rageurs--eh bien,
c'était cela.
Tancrède s'avança d'un air serein et gracieux, sans se douter que ses
destins se décidaient dans ce petit corps inaperçu; et pourtant, par cette
seule présence, tout son avenir venait d'être changé.
En vain il se réjouissait depuis une heure de se voir si bien accueilli,
d'avoir pour protecteur un homme qui pouvait, par ses relations, l'aider
dans sa fortune;--en vain il se préparait une douce coquetterie avec la
nièce de la maison, en vain il formait les plus beaux projets--tout sera
détruit, bouleversé par un petit être inutile qu'il n'a pas même vu entrer
et qu'il ne verra pas sortir.
Ô fatalité! c'est la vie.--Une petite pierre roulante fera s'abattre un fier
coursier; un sot indiscret ou méchant fait avorter les plans sublimes
d'un héros.
--Vous ne m'avez point oublié, n'est-ce pas, madame? dit Tancrède à
madame Poirceau. Voici la sixième contredanse, celle que vous avez
bien voulu m'accorder.
Le petit homme entendit cela et bondit.
--Vous n'êtes point de ceux qu'on oublie, répond madame Poirceau.
À ces mots, le petit homme rebondit.
Madame Poirceau n'avait de sa vie prononcé une parole si gracieuse; et
ce devait être alarmant.
M. Poirceau vint alors chercher Tancrède pour le présenter à un de ses
amis.
--Vous ne danserez pas avec ce bellâtre, dit aussitôt M. Legrand
tremblant de colère.
--Moi! et pourquoi, monsieur? reprit madame Poirceau avec
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