La canne de M. de Balzac | Page 7

Mme Émile de Girardin

La présentation s'opéra en silence.
Madame Poirceau jeta à peine un coup d'œil sur le beau danseur qu'on
lui avait tant annoncé, toute préoccupée qu'elle était de l'arrivée d'une
grosse Allemande couverte de bijoux et de fleurs, qui paraissait un
personnage d'importance.
M. Poirceau fut mécontent du peu d'effet que son protégé fit sur sa
femme.
--Venez, dit-il, je vais vous présenter à ma nièce.
La nièce de M. Poirceau était une très-jolie personne que, par un de ces
hasards qu'on met dans les romans, Tancrède avait déjà rencontrée à
Genève. Une reconnaissance s'ensuivit; madame Thélissier accueillit M.
Dorimont fort gracieusement. Elle était engagée pour plusieurs valses
et contredanses; mais elle trouva moyen d'embrouiller si bien ses
engagements, qu'elle fut libre, et put valser assez légalement avec
lui--ce qui attira bien vite l'attention de toutes les femmes sur notre
Apollon.
--Avec qui valse donc madame Thélissier?
--Connaissez-vous ce jeune homme qui valse avec la nièce de M.
Poirceau?
--Demandez donc à madame Poirceau le nom du monsieur qui valse
avec Malvina.
--Monsieur Bénard, dit une vieille femme, tâchez donc de savoir quel
est ce monsieur qui valse avec madame Thélissier?
--Personne ne le connaît, c'est un sauvage.
--Je crois plutôt que c'est un Anglais.
Puis, dans le salon voisin, une jeune personne qui peignait à l'huile

s'écriait:
--Quelle tête admirable! quelles lignes! c'est Endymion!
Et ses regards s'attachaient avec joie sur le bel inconnu.
La peinture est une émancipation pour les jeunes filles; elle leur donne
le droit de regarder les hommes en face et en détail; l'admiration purifie
tout.--Si j'avais une fille, elle peindrait le paysage.
Plus loin, un groupe de vieilles femmes s'exprimaient ainsi:
--C'est un malheur d'être aussi beau que cela.
--Je le crois bête à manger du foin.
--Ah! vous voilà bien avec vos préjugés, dit une élégante de l'Empire.
De mon temps les hommes étaient fort beaux, et je vous assure qu'ils
avaient de l'esprit.
--Vous voulez dire qu'on leur en trouvait.
--Voici madame Poirceau, demandez-lui vite le nom de notre Adonis.
Madame Poirceau ne savait pas de qui on voulait lui parler; elle n'avait
point regardé Tancrède, et n'avait pas écouté ce que son mari lui avait
dit de lui.
--Comment! vous ne savez pas que vous avez chez vous une merveille?
Voyez donc là-bas, le beau valseur de votre nièce; on ne parle que de
lui, il fait événement dans votre bal, qui du reste est charmant.
Madame Poirceau se repentit alors d'avoir fait si peu de cas d'un
personnage qui donnait à sa soirée tant d'éclat. Elle se rapprocha de sa
nièce et saisit l'occasion d'adresser quelques mots obligeants à M.
Dorimont. Tancrède saisit à son tour cette occasion de prier madame
Poirceau de lui accorder une contredanse, et la sixième lui fut promise
comme une faveur.

Madame Poirceau était dans l'âge où l'on danse encore, car la vie des
femmes se divise ainsi:
L'âge où l'on danse, mais où l'on n'ose pas valser--c'est le printemps.
L'âge où l'on danse, où l'on valse--c'est l'été.
L'âge où l'on danse encore, mais où l'on préfère valser--c'est l'automne.
Enfin, l'âge où l'on ne danse plus--c'est l'hiver... l'hiver toujours
rigoureux de la vie.
Madame Poirceau était belle selon les principes de l'art, laide selon les
lois de l'amour.
Belle en ce que ses traits étaient d'une parfaite régularité; laide en ce
qu'ils manquaient d'harmonie.
Elle avait de ces visages superbes à raconter et point du tout à regarder;
cette beauté de passe-port qui séduit le vulgaire, yeux grands, nez
aquilin, bouche petite, front haut, visage ovale, menton rond.--Pour se
faire aimer par ambassadeur, comme les princesses, madame Poirceau
aurait pu envoyer son signalement, mais pas son portrait.
N'importe; c'est ce qu'on appelle une belle femme, une poupée parfaite,
à ressorts invisibles, une figure de cire, impassible, invulnérable, jamais
défrisée, jamais déshabillée;--toujours parée, serrée, pincée,
corsée,--pas un cheveu qui voltige, pas un ruban qui folâtre--madame
Poirceau ne s'assied jamais que sur une chaise; elle semble parée dans
sa robe de chambre, cuirassée dans sa douillette, armée dans sa robe de
bal. Elle suit toutes les modes--avec goût, avec plaisir?--non, mais avec
conscience. Son coiffeur est le premier coiffeur de Paris, Charpentier,
je crois, et quelle que soit la coiffure qu'il a plu à Charpentier de lui
faire, elle la respecte, elle se garderait bien d'y toucher. Cette coiffure
lui est désavantageuse?--qu'importe! cela ne la regarde pas; cette
guirlande est lourde?--qu'importe! elle n'en est pas responsable; une
épingle lui entre dans la peau?--qu'importe! elle y reste, l'ôter
dérangerait la coiffure.

Même respect pour la couturière. Je vous l'ai dit, madame Poirceau suit
les lois de la mode aveuglément, les lois du monde scrupuleusement,
les lois de la nature raisonnablement. Elle est sévère, mais point
méchante; elle ne sourit que les jours où elle donne un bal; elle dit d'un
air pédant
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