La canne de M. de Balzac | Page 6

Mme Émile de Girardin
Poirceau? demanda Tancrède, interrompant ces excuses; puis
voyant que la chambre était entièrement démeublée. Mais je crains de

le déranger dans son déménagement, ajouta-t-il.
--Nous ne déménageons pas, répondit le domestique, tant que la
Compagnie restera ici nous y demeurerons. Je vois que monsieur
trouve l'appartement un peu sens dessus dessous; c'est le bal qui est
cause de ça; et ce maudit garçon qui ne vient pas...
--Un bal, ce soir? Je reviendrai une autre fois.
--Oh! ce n'est pas le premier bal qu'on donne ici. Monsieur peut
recevoir monsieur; si monsieur veut passer dans le cabinet de monsieur,
je vais avertir monsieur.
Il y a peu de nuances dans la gent domestique à Paris. Ou ce sont des
insolents qui vous répondent à peine oui et non, ou bien ce sont des
amis pleins de confiance qui vous mettent au courant de toutes les
affaires de la maison dès le premier jour.
M. Poirceau reçut Tancrède avec cordialité.
--M. Nantua s'intéresse vivement à vous, dit-il; il vous a chaudement
recommandé.
En disant ces mots, M. Poirceau examinait Tancrède de la tête aux
pieds; il semblait ébloui d'admiration.
--Y a-t-il longtemps, ajouta-t-il, que vous êtes à Paris?
--Deux jours.
--C'est la première fois que vous y venez?
--Non, monsieur. J'ai commencé mes études au collège Henri IV, et je
n'ai quitté Paris que depuis cinq ans.
--Vous êtes resté en province?
--À Genève, chez un de mes oncles, M. Loindet.

--M. Loindet est votre oncle? Eh! mais je le connais beaucoup; il avait
une sœur bien belle: serait-ce votre mère?
--Oui, monsieur.
--Ah! sans doute, je trouve une ressemblance... Je me disais aussi, cette
figure ne m'est pas inconnue.
--Bien! pensa Tancrède, voilà encore ma figure qui fait son effet.
M. Poirceau continua:
--Je l'ai connue bien jeune, votre mère; elle était si belle! Ah! tout le
monde l'admirait! et puis de l'esprit, du bon sens, raisonnable! C'est une
femme de mérite. Où est-elle maintenant?
Tancrède répondit à toutes les questions que M. Poirceau lui adressa
sur le compte de sa mère, et il se réjouissait de la bienveillance, de
l'affection même que son nouveau protecteur lui témoignait.
--Cette belle Amélie! elle ne se souvient pas de moi: n'importe! je suis
heureux de pouvoir lui être utile. Son fils n'est pas un inconnu pour moi.
J'espère que nous nous entendrons. Mais je veux, avant tout, vous
présenter à ma femme. Justement, ce soir, nous avons un petit bal; il lui
faut des danseurs, et je ne saurais lui amener un plus beau cavalier!
Tancrède se confondit en politesses.
--C'est cela, continua M. Poirceau, venez d'abord ce soir, et demain
nous parlerons affaires. J'ai ce qu'il vous faut. À ce soir! si vous écrivez
à votre mère, parlez-lui de son vieil adorateur Poirceau!
Tancrède s'éloigna.
--Ma femme sera contente, j'espère, pensa M. Poirceau; elle tient tant à
ce que ses danseurs aient bon air! Le beau garçon! Je gage que, dans
tous les bals de Paris, on ne trouverait pas un plus beau jeune homme!
C'est sa mère, c'est tout à fait sa mère! Ce garçon-là me plaît. Je suis
content de l'avoir chez moi; ce doit être un brave jeune homme; et puis

M. Nantua paraît en faire grand cas.
Ce disant, le directeur de la compagnie d'assurances contre l'incendie
rentra dans son appartement.
Tancrède retourna chez lui, ravi, enchanté de l'accueil qu'il avait reçu.
--Ma foi, j'ai du bonheur; tout le monde me veut du bien: voilà ce
banquier qui me recommande, ce directeur de la compagnie
d'assurances à primes contre l'incendie--c'est un peu long--qui me
protège; allons, je ferai mon chemin. Il me plaît, ce vieux bonhomme; il
est franc, joyeux, il donne des bals; j'aime ça.
Et Tancrède se mit doucement à écrire à sa mère pour lui faire partager
ses espérances.
Le soir, il se rendit au bal.--Quelle différence! il ne reconnaissait plus la
maison.
--Où est donc la porte? Il me semble être entré par là ce matin.
Point de porte! une grande glace l'avait remplacée; puis des caisses de
fleurs, des tapis dans l'escalier. Tancrède ne pouvait comprendre
comment, du matin au soir, on avait pu produire de si prompts
embellissements.
Comme il entrait, M. Poirceau vint le prendre par le bras. Tancrède ne
savait pourquoi ce monsieur venait le chercher; il ne reconnaissait pas
non plus M. Poirceau.
Le bonhomme avait aussi subi quelques embellissements. Ce n'était
plus le joyeux compère qu'il avait vu le matin, maître chez lui, avec son
bonnet de soie, sa robe de chambre et ses pantoufles de
tapisserie.--C'était un hôte affairé, perdu dans une cravate, triste dans
un habit, gêné dans un salon, tourmenté de mille niaiseries, mais, du
reste, bon et bienveillant.
--Madame Poirceau est par ici, je vais vous présenter à elle.

Tancrède s'avança vers la maîtresse de la maison.
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