répondit Tancrède.
Et soudain il se sentit attristé; sa confiance s'évanouissait, et il ne
pouvait se rendre compte du motif qui la lui ôtait.
Le fait est que M. Nantua n'avait pas mis, en prononçant ces mots,
l'inflexion qu'il aurait dû y mettre. Son accent était froid, son maintien
embarrassé, enfin tout en lui trahissait le changement subit qui s'était
opéré dans ses projets à l'égard de son protégé.
--Déjà onze heures et demie! s'écria M. Nantua en regardant la pendule.
--Je vous laisse, dit Tancrède se dirigeant aussitôt vers la porte.
Alors il s'arrêta indécis, car il n'osait plus dire:
--J'aurai l'honneur de venir prendre vos ordres demain. M. Nantua
devina sa pensée.
--À demain, dit-il, à dix heures...
Mais ces mots étaient mal dits; on sentait que c'était un mensonge.
Tancrède s'éloigna découragé; pourquoi? Il n'en savait rien; mais il
pressentait, il devinait que la protection du riche banquier ne lui était
plus acquise, qu'il ne ferait point partie de sa maison, et qu'il fallait,
malgré sa bienveillance, tourner ses idées d'un autre côté.
Et le soir du même jour, Tancrède reçut de M. Nantua une lettre
infiniment polie et gracieuse, dans laquelle M. Nantua exprimait tous
ses regrets de ne pouvoir, par des raisons indépendantes de sa volonté,
donner à M. Dorimont l'emploi qu'il lui avait d'abord promis, ajoutant
toutefois que, dans le désir de lui être utile, il l'avait recommandé à un
de ses amis qui ferait pour lui tout ce qu'il aurait désiré faire.
Le lendemain Tancrède fut introduit chez cet ami, M. Poirceau,
directeur d'une nouvelle compagnie d'assurances contre l'incendie.
III
SECOND OBSTACLE
--Monsieur Poirceau?...
--C'est ici, donnez-vous la peine d'entrer.
La peine! je vous jure que c'était bien le mot, car, pour passer cette
porte, il fallait faire un véritable siège.
Le palier de l'escalier, appelé vulgairement le carré, était barricadé de
banquettes placées çà et là dans tous les sens, et barrant complètement
le chemin.
Tancrède, après bien des travaux, parvint dans l'antichambre; là il lui
fallut encore s'arrêter.
Un énorme tapis roulé obstruait le passage, derrière ce tapis se trouvait
la grande table de la salle à manger crénelée de toutes ses chaises; cela
formait un assez gracieux édifice; puis de côté et d'autre, encore des
banquettes, puis un marchepied, un guéridon couvert de porcelaines,
puis des jardinières en bois de palissandre attendant des fleurs, puis des
candélabres attendant des bougies, puis un dessus de table en marbre,
puis des paillassons, des pelles, des pincettes, des tabourets, des
soufflets et une cafetière dite du Levant.
Tancrède traversa ce chaos sans malheur, il parvint jusqu'à la salle à
manger.
Nouvelles difficultés.
Dans la salle à manger--se débattaient les meubles du salon: consoles,
canapés; causeuses, fauteuils, bergères, divans; puis venaient les objets
précieux: pendule avec son verre toujours menacé, vases de fleurs si
beaux qu'on n'y met point de fleurs; buste d'oncle général, toujours
ressemblant; table à ouvrages, coffres à ouvrages, et puis le piano.
Toutes ces choses tenant avec peine dans la salle à manger, le désordre
était à son comble.
Tancrède croyait planer sur les débris du monde comme un autre Attila.
Jamais il n'était venu dans une administration de ce genre, il s'imagina
que tous ces meubles avaient été sauvés de quelque incendie la veille,
et qu'ils étaient là déposés jusqu'à ce que leur propriétaire se fût trouvé
une autre demeure.
Il regardait, escaladait une rangée de chaises, tournait un énorme
canapé comme on tourne une montagne, rencontrait sur sa route
beaucoup de choses, mais il ne voyait personne.
--Monsieur Poirceau? demanda-t-il une seconde fois.
--Par ici, par ici! cria une voix lointaine.
Tancrède ne voyait encore rien.
Il parvint jusqu'à la porte du salon.
Dans le salon--se pavanaient les meubles de la chambre à coucher,
heureux de se sentir plus à l'aise.
Mais là on ne voyait encore personne.
Tancrède se dirigea vers la porte de la chambre à coucher, la même
voix dit ces mots:
--Tiens, Caroline qu'a pas pris les housses!
Au même instant un gros paquet, lancé par une main invisible, vint
frapper Tancrède dans la figure, et il se sentit aussitôt étouffé, perdu,
abîmé sous un déluge de petites jupes de toutes couleurs, de toutes
grandeurs, dont il eut toutes les peines du monde à se débarrasser. Les
unes avaient mille petits cordons qui s'accrochaient aux boutons de son
habit, d'autres avaient de petites manches dans lesquelles ses bras se
perdaient, le tout fortement saupoudré de poussière. C'était un embarras
à ne plus s'y reconnaître.
En sortant de tout cela, Tancrède se trouva face à face avec un grand
niais de domestique, armé d'un balai et d'un plumeau. Celui-ci fut un
moment déconcerté.
--Pardon, monsieur, je croyais que c'était le garçon tapissier qui doit
venir démonter les lits, et je m'amusais pour rire... si j'avais su...
--M.
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