La belle Gabrielle, vol. 2 | Page 6

Auguste Maquet
la prendre! Suis-je un Tarquin, un Héliogabale? mais non vous m'avez traité comme on traite un larron; s'il vient, on cache la vaisselle d'argent ou on la passe chez le voisin. Ventre saint gris! monsieur d'Estrées, je crois que mon honneur vaut bien le v?tre.
--Sire, balbutia le comte éperdu, écoutez-moi!...
--Qu'avez-vous à me dire de plus? Vous avez sournoisement marié votre fille, ajouterez-vous qu'elle vous y a forcé?
--Comprenez les devoirs d'un père.
--Comprenez les devoirs d'un sujet envers son prince. Ce n'est point fran?ais, c'est espagnol ce que vous avez fait là. Pousser, le poignard sur la gorge, une jeune fille pour qu'elle aille à l'autel, profiter de l'absence du roi que cette jeune fille pouvait appeler à l'aide.... Monsieur d'Estrées, vous êtes père, c'est bien; moi, je suis roi, et je me souviendrai!
Après ces mots, entrecoupés de gestes furieux, Henri reprit sa promenade agitée dans la salle.
Le comte, la tête baissée, le visage livide, la sueur au front, s'appuyait à l'un des piliers de la porte, honteux de voir dans le vestibule grossir le nombre des témoins de cette scène, témoins bien instruits désormais, tant le roi avait parlé haut dans la salle sonore.
Tout à coup, Henri, dont la véhémente colère avait cédé à quelque réflexion, aborda brusquement le comte par ces mots:
--Où est votre fille?
--Sire....
--Vous m'avez entendu, je pense?
--Ma fille est chez elle, c'est-à-dire....
--Vous êtes bien libre de la marier, mais je suis libre d'aller lui en faire mes compliments de condoléances. Allons, monsieur, où est-elle?
Le comte se redressant.
--J'aurai l'honneur, dit-il, de diriger Votre Majesté.
--Soit. Vous voulez entendre ce que je vais dire à la pauvre enfant? Eh bien! j'aime autant que vous l'entendiez. Montrez-moi la route.
M. d'Estrées, les dents serrées, les jambes tremblantes, s'inclina et passa devant pour ouvrir les portes. Il conduisit Henri du coté du batiment neuf.
--Prévenez le révérend prieur, dit Henri à des religieux groupés sur son passage, que je lui rendrai ma visite tout à l'heure.
Gabrielle, depuis les terribles émotions de la veille, avait gardé la chambre, veillée par Gratienne, qui lui rendait compte exactement du moindre bruit, de la moindre nouvelle. C'est par Gratienne qu'elle avait re?u la réponse du roi, apportée deux heures après le mariage par Pontis, et plus que jamais elle avait déploré sa défaite en voyant le roi si tranquille sur sa fidélité. Maintenant, il ne s'agissait plus que de lutter pour demeurer chez les génovéfains, au lieu de retourner, soit chez son père, soit chez son mari. En cela elle avait reconnu la secrète coopération du frère parleur. M. d'Armeval disparu, rien ne la for?ait plus d'aller à Bougival, tout l'engageait à rester au couvent, autour duquel M. d'Estrées, effaré, cherchait son gendre, dont il attribuait l'étrange absence à quelque piège tendu par le roi.
Gabrielle ressemblait au patient dont le bourreau ne se retrouve pas à l'heure du supplice. Levée avant le jour, habillée depuis la veille, elle s'était mise à la fenêtre et interrogeait avec anxiété, tant?t la route pour voir si son père ramènerait le mari perdu, tant?t les jardins pour recueillir les signaux ou les messages que pourraient lui envoyer ses nouveaux amis.
L'agitation de Gabrielle envahissait par contre-coup la chambre d'Espérance. Pontis avait trouvé son blessé dans un état de surexcitation si incroyable, qu'il ne voulait pas croire que le mariage improvisé d'une fille inconnue avec un bossu p?t amener de pareilles perturbations dans le cerveau d'un homme raisonnable. Il assemblait les plus bizarres combinaisons pour découvrir la vérité. On le voyait, sautant et ressautant par la fenêtre, courir en quête d'un éclaircissement, comme un renard en chasse; et son ami, au contraire, restait couché, la tête ensevelie sous les oreillers, comme pour étouffer une secrète douleur.
Ce fut Pontis qui, au point du jour, apprit à Espérance que le petit mari n'était pas encore retrouvé.
Pourquoi Espérance se redressa-t-il avec une joie manifeste? pourquoi, ranimé par cette nouvelle, se leva-t-il allègre, souriant? pourquoi accabla-t-il de sarcasmes et de bouffonnes malédictions le seigneur Nicolas, indigne pourtant de sa colère? c'est ce que Pontis chercha vainement à deviner. Espérance y e?t peut-être été fort embarrassé lui-même.
En attendant, les deux amis, après leur repas, s'allèrent installer sous les arbres de la fontaine, où Espérance sous prétexte de faire une plus heureuse digestion, se plongea dans l'engourdissement d'une rêverie mélancolique, tandis que Pontis, taillant des pousses de tilleuls, s'en confectionnait des petits sifflets destinés, disait-il, à fêter le retour de M. de Liancourt.
Sans doute, la nuit, cette mère féconde des songes, avait soufflé sur Espérance et Gabrielle quelques-uns de ces rêves qui, lorsqu'ils éclosent simultanément sur deux ames, les font soeurs et amies malgré elles, par la mystérieuse intimité d'un commerce invisible. Car pendant toute cette matinée, Espérance regarda par une éclaircie des arbres la fenêtre de Mlle d'Estrées, et son regard eut la force d'attirer là Gabrielle, qui, à partir
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