La belle Gabrielle, vol. 1 | Page 6

Auguste Maquet
j'ai faim, et si le roi était ici, je le lui dirais à lui-même:
Sambioux! partons!
Vernetel et Castillon commencèrent à allonger le pas, entraînés par la
fougue de leur camarade. Mais Pontis leur fit observer qu'en courant
ils seraient remarqués, rappelés, peut-être, qu'il fallait, au contraire,
s'éloigner lentement, en se dandinant, en regardant le ciel et l'eau; puis,
à un détour du chemin, prendre ses jambes à son cou, et faire le quart
de lieue en cinq minutes.
Tous trois se mirent en marche, secondés par les camarades, qui, se
levant et s'interposant entre la table des officiers et les fugitifs
dérobèrent ainsi leur départ à tous les yeux. Mais soudain, derrière
une haie, parut un cavalier qui leur barra le passage.

II
D'UN LAPIN, DE DEUX CANARDS, ET DE CE QU'ILS PEUVENT
COÛTER DANS LE VEXIN
C'était un beau jeune homme de vingt ans, fringant, découplé en Adonis,
avec des cheveux blonds admirables, une fine moustache d'or et des
dents brillantes comme ses yeux. Il montait un bon cheval rouan chargé
d'une valise respectable. Son costume de fin drap gris bordé de vert,
moitié bourgeois moitié militaire, annonçait l'enfant de famille, un
manteau neuf roulé sous le bras, une large épée espagnole bien pendue
à son côté complétaient l'ensemble, et tout cela, monture et harnais,
habit et figure, bien que poudreux, supportait victorieusement l'éclat du
grand jour et répondait aux rayons du soleil par une rayonnante mine
que Phébus lui-même, ce Dieu de la beauté, eût empruntée assurément,
s'il fût jamais venu à cheval, parcourir le Vexin français.

--Pardon, messieurs, dit le jeune cavalier en arrêtant les trois gardes
au moment où ils allaient prendre leur volée: c'est ici le campement des
gardes, n'est-ce pas?
--Oui, monsieur, dit Pontis, et il se disposa à reprendre son élan.
--Et M. de Crillon commande les gardes? continua le jeune homme.
--Oui, monsieur.
--Je vous demande encore pardon de vous arrêter, car vous semblez
être pressé, mais veuillez m'indiquer la tente de M. de Crillon.
--M. de Crillon n'est pas au camp, dit Vernetel.
--Comment! pas au camp ... où donc alors le trouverai-je?
--Monsieur, nous avons bien l'honneur de vous saluer, dit Pontis avec
volubilité en faisant signe à Vernetel.
Et comme Vernetel et Castillon se récriaient, Pontis les prit par la
main et les emmena ou plutôt les emporta pour couper court à la
conversation.
--Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que si ce dialogue eût duré, j'allais
tomber d'inanition. Courons! le chemin descend, et mon corps roule
tout seul vers le dîner.
Le cavalier souriant regarda les trois enragés qui pirouettaient dans la
pente rocailleuse, et sans avoir rien compris à leur précipitation, il
s'achemina vers le campement des gardes.
Pontis avait bien tort d'envier à M. de Rosny son repas et son maître
d'hôtel. Ce repas était abreuvé d'amertume. M. de Rosny s'évertuait à
demander sous toutes les formes à la Varenne comment et pourquoi il
était venu seul à Médan, lui qui ne marchait jamais sans son maître, et
la Varenne, affectant les airs les plus mystérieux, répondait à ces
questions avec une fausseté diplomatique dont Rosny enrageait, malgré
toute sa philosophie.

Plus d'une fois il frappa sur la table dans sa colère, et, oubliant
l'étiquette, fronda les légèretés et les caprices vagabonds de son roi.
C'est à ce moment que les gardes amenèrent le jeune cavalier qui
venait d'entrer dans le camp.
--Qui êtes-vous, et que voulez-vous, demanda M. de Rosny, qui pliait sa
serviette avec méthode.
--Je voudrais parler à M. de Crillon, répliqua poliment le jeune
homme.
--Qui êtes-vous? répéta Rosny. N'arrivez-vous pas de Rome?
--Monsieur, je voudrais parler M. de Crillon qui est mestre de camp
des gardes françaises, continua du même ton le jeune homme dont la
parfaite douceur ne s'altéra point au contact de cette curiosité.
--Libre à vous de ne vous point nommer, dit le flegmatique Rosny; c'est
peut-être une affaire de service qui vous amène, auquel cas, ayant
l'honneur de me trouver au même lieu que M. de Crillon pour les
intérêts du roi, j'eusse pu vous écouter et vous satisfaire. Voilà
pourquoi je vous questionnais, je suis Rosny.
Le jeune homme s'inclina.
--Ce qui m'amenait près M. de Crillon, c'est affaire particulière, dit-il,
quant à mon nom, monsieur, je m'appelle Espérance, et j'ai l'honneur
d'être votre serviteur, je n'arrive pas de Rome, mais de Normandie.
Rosny subit, malgré lui, le charme tout-puissant qui s'exhalait de ce
jeune homme.
--A bonne mine, dit-il, voilà un beau nom.
--Qui n'est pas un nom, murmura le capitaine.
Rosny reprit:
--M. de Crillon n'est point céans, monsieur; il inspecte les autres

compagnies de son régiment, qui est disséminé le long de la rivière;
mais il doit revenir bientôt. Attendez.
--Espérez! ajouta le capitaine en souriant.
--C'est ce que je fais toute ma vie, répliqua
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