bientôt après, à l'ombre de ces beaux tilleuls dont
nous avons parlé, une table se dressa, sur laquelle le maître d'hôtel
rangea certaines provisions d'une couleur et d'un parfum insultants
pour les affamés.
M. de Rosny, toujours avec ses papiers et sa gravité, s'avança vers la
table, s'y installa en compagnie du capitaine des gardes, du capitaine
des canons et de quelques seigneurs privilégiés au nombre desquels on
remarquait ce même Fouquet la Varenne porteur des poulets royaux.
A grand bruit de conversations et de vaisselle, ces messieurs
commencèrent leur festin, frugal si l'on considère la qualité des
convives, mais sardanapalesque en égard à la détresse des gardes qui y
assistaient de loin.
Pontis n'en put supporter longtemps la vue.
--Quand je vous disais qu'il dînerait encore aujourd'hui! Sambioux;
s'écria-t-il, que la paix est une sotte chose pour les gens qui n'ont pas
de maître d'hôtel! En guerre, au moins, l'on chasse et l'on pille; si l'on
ne mange que de deux jours l'un, au moins, ce jour venu, fait-on
bombance pour deux jours!
--Il y a des vivres aux environs, dit un huguenot qui léchait une croûte
bien sèche frottée d'ail; que n'en achetez-vous?
--Que n'en achetez-vous vous-même, répliqua Pontis exaspéré, au lieu
de grignoter vos croûtes comme un rat maigre?
--Mieux vaut une croûte que pas de croûte, répliqua le huguenot. Ne
faites pas tant d'embarras, mon jeune monsieur, et si vous n'avez pas
d'argent, serrez-vous le ventre!
--Est-ce qu'on a de l'argent, s'écria Pontis. En avez-vous, Castillon? en
avez-vous, Vernetel? en avez-vous les uns ou les autres?
Tous, par un mouvement spontané comme à l'exercice, mirent la main à
des poches qui rendirent un son mat et plat.
--Pourquoi aurions-nous de l'argent, dit Vernetel? le roi n'en a pas.
--Mais le roi mange.
--Quand on l'invite à dîner. Faites-vous inviter par M. de Rosny.
--Ou priez-le de vous laisser ses miettes.
--Sambioux! j'aimerais mieux ... Ah! messieurs, une idée. Qui a faim
ici?
--Moi, répondit un choeur imposant.
--Partons quatre et allons nous faire inviter dans le voisinage; nous
sommes gens de bonne mine.
--Eh! eh! grommela le huguenot en détaillant les habits râpés de ses
camarades.
--Nous sommes bons gentilshommes, poursuivit Pontis ... et gardes du
roi....
--D'un roi contesté, c'est incontestable.
--Il est impossible que nous ne trouvions pas dans les environs un ami,
une connaissance, un cousin, un proche plus ou moins éloigné. Voyons,
varions les nationalités pour nous donner plus de chances de trouver
des compatriotes: De quel pays est Vernetel?
--Tourangeau.
--Je vous prends. Et Castillon?
--Poitevin.
--Prenons Castillon. Moi je suis Dauphinois; il nous faudrait un
Gascon. L'arbre généalogique d'un Gascon pousse des racines aux
quatre coins du monde.
--Quel dommage que le roi ne soit pas là, dit Vernetel, nous
l'emmènerions; c'est lui qui a des cousins et des cousines, bon Dieu!...
Et chacun de rire. Henri IV eût bien ri lui-même s'il eût entendu ces
jeunes fous.
--Ainsi, continua Pontis, c'est convenu, nous allons demander à dîner
sans façon dans la première gentilhommière que nous trouverons.
Regardez les jolies maisons qui montrent leur tête blanche parmi les
arbres. À gauche, là-bas, ce château avec pelouses. Mais il faudrait
passer l'eau, et c'est trop loin. A droite... Ah!... voyez à droite, au
milieu de ce jeune parc, le charmant donjon bâti de briques et de pierre
neuve. Voilà notre affaire ... un petit quart de lieue à peine ... partons!...
Que j'ai faim!
Pontis serra la boucle de sa ceinture avec une facilité déplorable.
--Partons, répéta-t-il, sinon j'arriverai squelette.
--Mais il faut la permission, dit Vernetel; demandons-la au capitaine.
--Ne faites pas cela! s'écria Pontis.
--Pourquoi?
--Parce que s'il refusait, nous serions forcés de mourir de faim, et que
je ne le veux pas. Il y a plus s'il refusait, je ne pourrais m'empêcher de
passer outre, et alors ce sont des désagréments à n'en plus finir.
--Oui, on est pendu, par exemple.
--Non pas, parce qu'on est gentilhomme, mais arquebusé, ce qui n'est
pas moins désagréable.
--Bah! répliqua Pontis avec la résolution de son âge; tandis que nous
allons chercher ce repas indispensable, nos camarades feront le guet;
on leur rapportera quelques reliefs pour leur peine. Si le capitaine
demande où nous sommes, on lui répondra que nous avons aperçu un
levraut se remettre dans la vigne, et que nous y allons faire un tour.
--Et s'il y avait une prise d'armes pendant votre absence? dit Vernotel.
--Bon! en trêve?
--Le roi doit venir ... remarquez que son porte-poulets est ici, c'est
signe qu'on attend Sa Majesté. Et puis M. de Crillon peut arriver.
--Notre mestre de camp est sans façons avec ses gardes. S'il vient, il
dira, selon son habitude, en faisant signe de la main: là, là, assez
tambour, et on rompra les rangs sans que nous ayons été appelés.
D'ailleurs,
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