poète a exprimé lui-même l'étonnement que
pourrait causer l'empire que «tant de jeunesse avait pu exercer sur ses
passions et ses impulsions».[13]
Cependant, si la pureté de sa passion pour Béatrice n'a subi aucune
tache, il ne paraît pas que l'on puisse en dire autant pour ce qui
concerne d'autres périodes de son existence.
La virulente admonestation qu'il se fait adresser par l'Ombre de
Béatrice au sommet du Purgatoire[14] est une confession touchante des
écarts dont il témoigne un repentir si poignant.
A quelle époque peut-on faire remonter ces allusions à certains incidens
dont on a cru retrouver quelques indices dans l'oeuvre du Poète, et qu'a
rassemblés la légende? dirons-nous la malignité?
Ce n'est sans doute pas dans les années qui ont suivi la mort de Béatrice.
Ce n'est pas alors que nous les savons remplies par les études
auxquelles il se livrait avec un tel entraînement, et par les
préoccupations de la vie politique où il entrait, que nous pouvons lui
attribuer avec quelque vraisemblance des habitudes de dissipation.[15]
Lorsque la Béatrice du Purgatoire lui reprochait, sous le voile de
l'allégorie, de s'être abandonné aux vanités du plaisir, alors qu'il n'avait
plus l'excuse de la jeunesse et de l'inexpérience[16], Dante nous laisse
clairement deviner que c'est au temps de sa maturité, c'est-à-dire de sa
vie errante d'exilé, que doivent être rapportés ses faiblesses et ses
remords.
Il est encore un point que je voudrais toucher.
On s'est plu à voir dans la Divine Comédie une construction
architecturale (Giuliani) dont le plan aurait été arrêté par le Poète de
temps en quelque sorte immémorial, et dont la conception remonterait
aux époques mêmes de sa jeunesse; et l'on s'appuie sur maint passage
de la Vita nuova dont l'interprétation est en effet assez problématique.
Je ne crois pas qu'il en soit ainsi.
La Vita nuova est une oeuvre qui déborde de jeunesse et d'illusion; c'est
au bord de clairs ruisseaux ou dans des milieux mondains que la scène
se déroule, et les douleurs les plus poignantes y revêtent une douceur
infinie; et, si le coeur se révolte, ce n'est que contre la nature et ses
décrets impitoyables, et l'âme du Poète ne semble atteinte que par les
blessures que ceux-ci lui ont infligées.
La Divine Comédie est l'oeuvre d'un âgé mûri, et qui a traversé les
expériences les plus terribles et les épreuves les plus cruelles de la vie.
Elle est l'expression des amertumes, des rancunes, des indignations que
laissent les déceptions, les iniquités, et les trahisons. Elle est le cri d'un
coeur torturé par la méchanceté des hommes.
Je ne pense donc pas que le poète de la Vita nuova, quand il la composa,
ait eu une intuition prévise de la Divine Comédie. Quant aux passages
auxquels je viens de faire allusion, et sur lesquels j'aurai à revenir dans
mes Commentaires, il faut croire qu'ils y auront été introduits par de
tardives interpolations.
III
Si l'on veut comprendre la construction et, si je puis ainsi dire,
l'économie littéraire de la Vita nuova, il est nécessaire de jeter un coup
d'oeil sur l'état de la littérature au moyen âge.
Pendant la longue période à laquelle on a donné ce nom, tandis que les
moines, penchés sur les manuscrits héroïques de l'antiquité, préparaient
à la Renaissance un héritage qu'ils lui conservaient pieusement, et
tandis qu'une jeunesse avide de savoir se pressait de toutes parts vers
les écoles célèbres d'alors, --pour s'y battre à coups des syllogismes sur
le dos de la scolastique,--deux langues se formaient, la langue Italienne
et la langue Française. Après avoir secoué le joug du latin, elles
s'essayaient dans des idiomes, informes d'abord, puis devenus peu à peu
capables de vivre de leur vie propre.
Dans les régions qui devaient être un jour le coeur de la France, les
contes, les fabliaux, les mystères, s'inspiraient d'une verve libre,
ironique, frondeuse, familière, souvent grossière, où Boccace a puisé ce
qui lui a été depuis repris si largement. Les chansons de geste venaient
y mêler leurs accens héroïques, et une poésie dite courtoise, mêlée de
fables païennes et de légendes chrétiennes, était promenée dans les
nobles résidences par les trouvères et les troubadours. Mais en général
la langue d'Oïl ne dépassait guère l'idylle et la pastorale, et elle s'élevait
rarement jusqu'aux régions éthérées où se plaisaient les langues du
midi.[17]
Dans les pays du soleil, en Provence et en Italie, c'était des vers et des
vers d'amour, où les rimeurs d'alors, comme tant de nos rimeurs
modernes n'entretenaient guère leurs lecteurs, ou leurs auditeurs, que de
leurs propres extases ou de leurs désespérances. Ces productions
légères, que l'imprimerie ne pouvait encore conserver, se gardaient, se
communiquaient dans l'intimité, étaient adressées aux gens lettrés, aux
femmes, et s'échangeaient en manière de correspondances, se
transmettant de mains en mains, comme ailleurs les produits d'une
verve moins
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