La Vénus dIlle | Page 5

Prosper Mérimée
contrebande... Du
chocolat comme on n'en a pas à Paris. Prenez des forces, car lorsque
vous serez devant ma Vénus, on ne pourra plus vous en arracher.»
En cinq minutes je fus prêt, c'est-à-dire à moitié rasé, mal boutonné, et
brûlé par le chocolat que j'avalai bouillant. Je descendis dans le jardin,
et me trouvai devant une admirable statue.
C'était bien une Vénus, et d'une merveilleuse beauté. Elle avait le haut
du corps nu, comme les Anciens représentaient d'ordinaire les grandes
divinités; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la
paume en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les
deux autres légèrement ployés. L'autre main, rapprochée de la hanche,
soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. L'attitude
de cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu'on désigne, je ne
sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut-être avait-on
voulu représenter la déesse jouant au jeu de mourre.
Quoi qu'il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus
parfait que le corps de cette Vénus; rien de plus suave, de plus
voluptueux que ses contours; rien de plus élégant et de plus noble que
sa draperie. Je m'attendais à quelque ouvrage du Bas- Empire; je voyais
un chef-d'oeuvre du meilleur temps de la statuaire. Ce qui me frappait
surtout, c'était l'exquise vérité des formes, en sorte qu'on aurait pu les
croire moulées sur nature, si la nature produisait d'aussi parfaits
modèles.
La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois.
La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était
légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai
à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de
celui d'aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n'était point
cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système,
donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire,
j'observais avec surprise l'intention marquée de l'artiste de rendre la
malice arrivant jusqu'à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés
légèrement: les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les

narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce
visage d'une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait
cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu'une
si merveilleuse beauté pût s'allier à l'absence de toute sensibilité.
«Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je doute
que le ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants!
Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son
expression quelque chose de féroce, et pourtant je n'ai jamais vu rien de
si beau.
-- C'est Vénus tout entière à sa proie attachée!» s'écria M. de
Peyrehorade, satisfait de mon enthousiasme.
Cette expression d'ironie infernale était augmentée peut-être par le
contraste de ses yeux incrustés d'argent et très brillants avec la patine
d'un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux
brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie.
Je me souvins de ce que m'avait dit mon guide, qu'elle faisait baisser
les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus
me défendre d'un mouvement de colère contre moi-même en me
sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze.
«Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en
antiquaillerie, dit mon hôte, ouvrons, s'il vous plaît, une conférence
scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n'avez
point pris garde encore?»
Il me montrait le socle de la statue, et j'y lus ces mots:
CAVE AMANTEM.
«Quid dicis, doctissime? me demanda-t-il en se frottant les mains.
Voyons si nous nous rencontrerons sur le sens de ce cave amantem!
-- Mais, répondis-je, il y a deux sens. On peut traduire: «Prends garde à
celui qui t'aime, défie-toi des amants.» Mais, dans ce sens, je ne sais si
cave amantem serait d'une bonne latinité. En voyant l'expression

diabolique de la dame, je croirais plutôt que l'artiste a voulu mettre en
garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc:
«Prends garde à toi si elle t'aime.»
-- Humph! dit M. de Peyrehorade, oui, c'est un sens admirable; mais, ne
vous en déplaise, je préfère la première traduction, que je développerai
pourtant. Vous connaissez l'amant de Vénus?
-- Il y en a plusieurs.
-- Oui; mais le premier, c'est Vulcain. N'a-t-on pas voulu dire: «Malgré
toute ta beauté, ton air dédaigneux, tu auras un forgeron, un vilain
boiteux pour amant!» Leçon profonde, monsieur, pour les coquettes!»
Je ne pus m'empêcher de sourire, tant l'explication me parut tirée par
les cheveux.
«C'est une terrible langue que le latin
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