La Vénus dIlle | Page 4

Prosper Mérimée
dans les
montagnes une botte de paille me serait un coucher délicieux, on me
priait toujours de pardonner à de pauvres campagnards s'ils ne me
traitaient aussi bien qu'ils l'eussent désiré. Je montai enfin à la chambre
qui m'était destinée, accompagné de M. de Peyrehorade. L'escalier,
dont les marches supérieures étaient en bois, aboutissait au milieu d'un
corridor, sur lequel donnaient plusieurs chambres.
«À droite, me dit mon hôte, c'est l'appartement que je destine à la future
madame Alphonse. Votre chambre est au bout du corridor opposé.
Vous sentez bien, ajouta-t-il d'un air qu'il voulait rendre fin, vous
sentez bien qu'il faut isoler de nouveaux mariés. Vous êtes à un bout de

la maison, eux à l'autre.»
Nous entrâmes dans une chambre bien meublée, où le premier objet sur
lequel je portai la vue fut un lit long de sept pieds, large de six, et si
haut qu'il fallait un escabeau pour s'y guinder. Mon hôte m'ayant
indiqué la position de la sonnette, et s'étant assuré par lui-même que le
sucrier était plein, les flacons d'eau de Cologne dûment placés sur la
toilette, après m'avoir demandé plusieurs fois si rien ne me manquait,
me souhaita une bonne nuit et me laissa seul.
Les fenêtres étaient fermées. Avant de me déshabiller, j'en ouvris une
pour respirer l'air frais de la nuit, délicieux après un long souper. En
face était le Canigou, d'un aspect admirable en tout temps, mais qui me
parut ce soir-là la plus belle montagne du monde, éclairé qu'il était par
une lune resplendissante. Je demeurai quelques minutes à contempler
sa silhouette merveilleuse, et j'allais fermer ma fenêtre, lorsque,
baissant les yeux, j'aperçus la statue sur un piédestal à une vingtaine de
toises de la maison. Elle était placée à l'angle d'une haie vive qui
séparait un petit jardin d'un vaste carré parfaitement uni, qui, je l'appris
plus tard, était le jeu de paume de la ville. Ce terrain, propriété de M. de
Peyrehorade, avait été cédé par lui à la commune, sur les pressantes
sollicitations de son fils.
À la distance où j'étais, il m'était difficile de distinguer l'attitude de la
statue; je ne pouvais juger que de sa hauteur, qui me parut de six pieds
environ. En ce moment, deux polissons de la ville passaient sur le jeu
de paume, assez près de la haie, sifflant le joli air du Roussillon:
Montagnes régalades. Ils s'arrêtèrent pour regarder la statue; un d'eux
l'apostropha même à haute voix. Il parlait catalan; mais j'étais dans le
Roussillon depuis assez longtemps pour pouvoir comprendre à peu près
ce qu'il disait.
«Te voilà donc, coquine! (Le terme catalan était plus énergique.) Te
voilà! disait-il. C'est donc toi qui as cassé la jambe à Jean Coll! Si tu
étais à moi, je te casserais le cou.
-- Bah! avec quoi? dit l'autre. Elle est de cuivre, et si dure qu'Étienne a
cassé sa lime dessus, essayant de l'entamer. C'est du cuivre du temps

des païens; c'est plus dur que je ne sais quoi.
-- Si j'avais mon ciseau à froid (il paraît que c'était un apprenti
serrurier), je lui ferais bientôt sauter ses grands yeux blancs, comme je
tirerais une amande de sa coquille. Il y a pour plus de cent sous
d'argent.»
Ils firent quelques pas en s'éloignant.
«Il faut que je souhaite le bonsoir à l'idole», dit le plus grand des
apprentis, s'arrêtant tout à coup.
Il se baissa, et probablement ramassa une pierre. Je le vis déployer le
bras, lancer quelque chose, et aussitôt un coup sonore retentit sur le
bronze. Au même instant l'apprenti porta la main à sa tête en poussant
un cri de douleur.
«Elle me l'a rejetée!» s'écria-t-il.
Et mes deux polissons prirent la fuite à toutes jambes. Il était évident
que la pierre avait rebondi sur le métal, et avait puni ce drôle de
l'outrage qu'il faisait à la déesse.
Je fermai la fenêtre en riant de bon coeur.
«Encore un Vandale puni par Vénus! Puissent tous les destructeurs de
nos vieux monuments avoir ainsi la tête cassée!» Sur ce souhait
charitable, je m'endormis.
Il était grand jour quand je me réveillai. Auprès de mon lit étaient d'un
côté, M. de Peyrehorade, en robe de chambre; de l'autre, un domestique
envoyé par sa femme, une tasse de chocolat à la main.
«Allons, debout, Parisien! Voilà bien mes paresseux de la capitale!
disait mon hôte pendant que je m'habillais à la hâte. Il est huit heures, et
encore au lit! je suis levé, moi, depuis six heures. Voilà trois fois que je
monte; je me suis approché de votre porte sur la pointe du pied:
personne, nul signe de vie. Cela vous fera mal de trop dormir à votre

âge. Et ma Vénus que vous n'avez pas encore vue! Allons, prenez-moi
vite cette tasse de chocolat de Barcelone... Vraie
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 17
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.