La Tosca | Page 5

Victorien Sardou
oubli volontaire, dans l'espoir qu'à l'arrivée du nouveau pape, je profiterais de quelque amnistie; mais, la cour de Naples a dépêché ici récemment, comme régent de police, un Sicilien qui s'est fait là-bas une réputation le justicier impitoyable...
MARIO.--Le baron Scarpia!...
ANGELOTTI.--...Et celui-là n'est pas homme à m'oublier!
MARIO.--Ah! le misérable! Sous les dehors de la parfaite' politesse et de la fervente dévotion, avec ses sourires et ses signes de croix, quel vil gredin, cafard et pourri, artiste en scélératesse, raffiné dans ses méchancetés, cruel par dilettantisme, sanguinaire jusque dans ses orgies! Quelle femme, fille ou soeur, n'a payé de sa honte les démarches faites auprès de ce satyre immonde?...
ANGELOTTI.--A qui le dites-vous? Ma soeur a d? le fuir épouvantée, et c'est alors qu'elle a con?u le plan de mon évasion. Mais Scarpia nous gagnait de vitesse et, dans trois jours, je devais être expédié à Naples pour y donner à lady Hamilton la joie de voir pendre son ancien amant!... Plaisir qu'elle n'aura pas, quoi qu'il arrive; j'ai dans cette bague, grace à ma soeur, de quoi leur épargner les frais de ma potence...
MARIO.--Chut!...
ANGELOTTI.--On a frappé...
=Silence. Ils écoutent. Bruit, de voix dehors.=
MARIO, =l'oreille collée à la porte.=--Non! C'est la boule de l'un, des joueurs qui est venue heurter cette porte. Ils s'éloignent... Ce n'est rien.
=Il revient: à Angelotti.=
ANGELOTTI.--Que je m'en veux de vous associer à mes inquiétudes... Mais, bon Dieu! je vous parle de moi depuis une heure et je ne sais pas encore de quel nom vous nommer.
MARIO..--Mario Cavaradossi.
ANGELOTTI.--Le fils?...
MARIO.--De Nicolas Cavaradossi! Un Romain comme vous.
ANGELOTTI.--Je croyais la famille éteinte.
MARIO.--Pas encore, vous voyez. Mais votre erreur s'explique. Mon père a passé en France la plus grande partie de sa vie. Introduit par l'abbé Galiani dans la société des Encyclopédistes, il était fort lié avec Diderot, d'Alembert, etc. C'est ainsi qu'il épousa Mlle de Castron, ma mère, petite-nièce d'Hélvétius!... J'ai fait mes études à Paris et, après la mort de mes parents, j'y ai vécu pendant toute la période révolutionnaire, dans l'atelier de David, dont je suis l'élève...
ANGELOTTI.--Et vous pouvez vivre ici?...
MARIO.--Sans l'avoir désiré, ni même prévu... J'avais à Rome des intérêts en souffrance. J'y suis venu au moment où les troupes fran?aises sortaient par une porte, où l'armée napolitaine entrait par l'autre. Et j'y suis resté pour mettre ordre à mes affaires...
ANGELOTTI.--Depuis un an?
MARIO.--J'aurais mauvaise grace à ne pas vous dire la vérité!... J'y suis resté surtout...
ANGELOTTI, =souriant=.--Pour une femme?
MARIO.--Eh! oui.
ANGELOTTI.--Toujours!
MARIO.--Connaissez-vous la Tosca?
ANGELOTTI.--Floria Tosca? La cantatrice?
MARIO.--Oui!
ANGELOTTI.--De renommée seulement... C'est elle?
MARIO.--C'est elle!... L'artiste est incomparable; mais la femme... Ah! la femme!... Et cette créature exquise a été ramassée dans les champs, à l'état sauvage, gardant les chèvres. Les bénédictines de Vérone, qui l'avaient recueillie par charité, ne lui avaient guère appris qu'à lire et prier; mais elle est de celles qui ont vite fait de deviner ce qu'elles ignorent. Son premier ma?tre de musique fut l'organiste du couvent. Elle profita si bien de ses le?ons qu'à seize ans elle avait déjà sa petite célébrité. On venait l'entendre aux jours de fête. Cimarosa, amené là par un ami, se mit en tête de la disputer à Dieu, et de lui faire chanter l'opéra. Mais les bénédictines ne voulaient pas la céder au diable. Ce fut un beau combat. Cimarosa conspirait; le couvent intriguait. Tout Rome prit parti pour ou contre, tant que le défunt pape dut intervenir. Il se fit présenter la jeune fille, l'entendit et, charmé, lui dit en lui tapant sur la joue: ?Allez en liberté, ma fille, vous attendrirez tous les coeurs, comme le mien, vous ferez verser de douces larmes; et c'est encore une fa?on de prier Dieu.? Quatre ans après elle débutait triomphalement dans la Nina et, depuis, à la Scala, à San-Carlo, à la Fenice, partout il n'y a qu'elle. Quant à notre liaison, elle a été improvisée ici à l'Argentina où elle chante en ce moment. Une de ces rencontres où l'on se sent à première vue l'un pour l'autre, l'un à l'autre, où deux êtres se reconnaissent sans s'être jamais vus;--c'est lui!--c'est elle!--Et tout est dit.
ANGELOTTI.--Je ne vous connais, moi, que depuis un quart d'heure; mais je ne lui pardonnerais pas de ne pas vous aimer.
MARIO.--Ah! pour cela!... Elle m'aime bien! Je ne lui sais même qu'un défaut!... C'est une jalousie folle qui n'est pas sans troubler un peu notre bonheur. Il y a bien aussi sa dévotion qui est excessive; mais l'amour et la dévotion s'accommodent assez l'un de l'autre...
ANGELOTTI.--C'est la même chose!...
MARIO.--Eh! oui... Enfin, je lui ai fait le sacrifice de mes répugnances en prolongeant ici mon séjour qui n'est pas sans péril. Car vous pensez bien que j'y suis assez mal vu. Je n'ai pris aucune part à ce qu'ils appellent votre révolte; et, à cet égard, je ne saurais être inquiété; mais, outre que mon nom sent un peu le roussi,
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