balancé entre l'obligation de l'attendre, puisque sans lui je ne sais que devenir, et la crainte de prolonger ici mon séjour. Car enfin, si l'évasion est découverte, si Trebelli est arrêté, s'il parle...
MARIO.--S'il était arrêté, vous le seriez aussi; car de gré ou de force, il aurait tout dit!... Et, si votre fuite était connue, le canon du chateau Saint-Ange l'aurait appris à toute la ville, en donnant le signal d'en fermer les portes...
ANGELOTTI.--Ce qui me rassure, en effet, c'est de ne l'avoir pas entendu. Mais l'absence de cet homme...
MARIO.--Un retard que le moindre accident peut motiver et qui n'a rien de bien effrayant. Attendons ici patiemment que le jour baisse. Aucun asile n'est plus s?r pour vous que cette église déserte... D'ailleurs vous ne sortirez pas de ce c?té, sous votre déguisement, sans attirer l'attention des commères qui tricotent sur le pas de leurs portes, des enfants, des joueurs de boules qui sont là sur la place. Tandis qu'à la réouverture de l'église, vous pourrez sortir franchement par la grande porte, et, dans le va-et-vient des dévotes, personne ne prendra garde à une de plus. Si, à cette heure-là, Trebelli ne s'est pas encore montré, je me charge du reste.
ANGELOTTI.--Ah! quel homme vous êtes!... Ce qui aie fache, c'est l'inquiétude de ma pauvre soeur qui m'attend.
MARIO.--Et qu'on ne saurait prévenir, malheureusement. Mais je m'explique sa présence hier dans cette église.
ANGELOTTI.--Vous l'avez vue?
MARIO.--Assez pour fixer sur cette toile le souvenir de sa merveilleuse beauté.
ANGELOTTI, =regardant=.--En effet!...
MARIO.--Oh! une simple esquisse.
ANGELOTTI, =regardant le tableau.=--C'est bien le ton doré de ses cheveux, et ses grands yeux bleus si doux... Ah! ma chère Giulia! Quel dévouement. Pensez que depuis un an elle me dispute à la mort. Mais la tendresse d'une femme est moins puissante que la haine d'une autre.
MARIO.--Ah! C'est là votre fait?...
ANGELOTTI.--Et par ma faute... Il y a une vingtaine d'années, j'étais à Londres, uniquement soucieux alors de mes plaisirs... Un soir, au Waux-Hall, je fus accosté par une de ces créatures qui r?dent, à la nuit, dans ces jardins publics, en quête d'un souper. Celle-là était prodigieusement belle. Notre liaison dura huit jours; puis je partis, ne gardant de cette aventure que le souvenir, qu'elle méritait. Des années se passent: mon père meurt, et le partage de ses biens me fait propriétaire de terres considérables dans les environs de Naples, et, par suite, habitant de cette ville. J'y arrive un jour après une assez longue absence. Le prince Pepoli chez oui je d?ne, me dit: ?Venez ?a que je vous présente à l'ambassadeur d'Angleterre, sir Hamilton, et à sa délicieuse femme qui révolutionne ici toutes les têtes.? Et dans lady Hamilton, jugez de ma stupeur!... je reconnais ma facile conquête du Waux-Hall...
MARIO.--Eh! oui. Emma Lyon, bonne d'enfants à ses débuts, puis servante de taverne, modèle, fille publique, etc... et finalement, ambassadrice du Royaume-Uni d'Angleterre.
ANGELOTTI.--Je dissimule en vain ma surprise. Lady Hamilton n'est pas femme à s'y méprendre. Elle se sent reconnue. A table, on m'a fait l'honneur de m'asseoir à sa droite. Mais un autre convive, La Haine, s'y place entre nous... Et j'ai la folie de la braver... L'Hamilton n'était pas alors, comme aujourd'hui, la vraie souveraine de Naples, par l'empire qu'elle a su prendre sur Marie-Caroline, son amie, sur l'amiral Nelson, son amant, protecteur du Royaume!... Mais elle avait assez de crédit déjà, pour exciter la cour à toutes les rigueurs contre les Napolitains suspects, comme moi, de pactiser avec l'idée révolutionnaire. Irrité de la voir hostile, pour nous, jusqu'à la cruauté, je m'oubliai à dire publiquement en quel lieu j'avais connu cette aventurière. Deux jours après, ma maison était envahie, mes papiers saisis, fouillés... Rien! Mais dans ma bibliothèque, deux volumes de Voltaire qu'une main perfide y avait glissés à mon insu, et par quel ordre?... ai-je besoin de vous le dire? Or le décret royal était formel. Pour tout possesseur d'un seul ouvrage de Voltaire,... trois ans de galère!...
MARIO.--Et vous avez fait?...
ANGELOTTI.--Mes trois ans!
MARIO.--Ah! grand Dieu!
ANGELOTTI.--Après quoi, exilé, ruiné, tous mes biens étant confisqués par la couronne, je quittai Naples, où je ne rentrai qu'à la suite de Championnet. Au retour de l'armée royale, je réussis à gagner Rome, tandis qu'à Naples, les patriotes, mes amis, étaient écartelés, aveuglés, mutilés, br?lés vifs par la canaille napolitaine, qui se régalait de leur chair grillée, et dans la campagne, traqués par les san-fédistes à la solde d'un Fra-Diavolo ou d'un Mammone, ce monstre qui troue la gorge de ses prisonniers, et qui boit leur sang!... Mais, quand la garnison fran?aise dut céder Rome aux troupes; napolitaines, arrêté au mépris de la capitulation et jeté dans, un cachot du chateau Saint-Ange, j'y suis oublié depuis un an grace à ma soeur. Le prince d'Aragon, gouverneur de Rome pour le roi, n'est pas un méchant homme, et se prêtait à cet
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