La Tosca | Page 6

Victorien Sardou
à l'autre, où deux êtres se
reconnaissent sans s'être jamais vus;--c'est lui!--c'est elle!--Et tout est
dit.

ANGELOTTI.--Je ne vous connais, moi, que depuis un quart d'heure;
mais je ne lui pardonnerais pas de ne pas vous aimer.
MARIO.--Ah! pour cela!... Elle m'aime bien! Je ne lui sais même qu'un
défaut!... C'est une jalousie folle qui n'est pas sans troubler un peu notre
bonheur. Il y a bien aussi sa dévotion qui est excessive; mais l'amour et
la dévotion s'accommodent assez l'un de l'autre...
ANGELOTTI.--C'est la même chose!...
MARIO.--Eh! oui... Enfin, je lui ai fait le sacrifice de mes répugnances
en prolongeant ici mon séjour qui n'est pas sans péril. Car vous pensez
bien que j'y suis assez mal vu. Je n'ai pris aucune part à ce qu'ils
appellent votre révolte; et, à cet égard, je ne saurais être inquiété; mais,
outre que mon nom sent un peu le roussi, mon père ayant fait scandale
en son temps, le fait seul que je suis élève du conventionnel David, ma
façon de vivre qui n'a rien d'un san-fédiste, mes vêtements et jusqu'à
l'air de mon visage, tout est pour me signaler à la police. Ici, comme à
Naples, vous le savez, celui-là est mal noté qui supprime la perruque
poudrée, la culotte, les souliers à boucles, et s'habille et se coiffe à la
française. Mes cheveux à la Titus sont d'un libéralisme outré, ma barbe
est libre penseuse, mes bottes sont révolutionnaires. J'aurais déjà eu
maille à partir avec le hideux Scarpia si je ne m'étais avisé d'une ruse...
ANGELOTTI.--Qui est?...
MARIO.--J'ai sollicité du chapitre de cette église l'autorisation de
peindre ce mur-là gratuitement.
ANGELOTTI.--Oh! ils ont accepté?
MARIO.--Vous pensez!... Ce pieux dévouement a conjuré l'orage, et
peut-être lui devrai-je ma sécurité jusqu'au départ de Floria pour Venise
où elle est engagée la saison prochaine. Là, du moins, nous pourrons
nous aimer sans crainte.
ANGELOTTI.--Et plus librement, sans doute...

MARIO.--Oh! ma foi, nous n'en faisons pas mystère. Quand elle n'est
pas chez moi, au palais Cavaradossi, c'est moi qui suis chez elle. Ici
même, elle vient me retrouver en plein jour, et vous l'auriez déjà
entendue frapper à cette porte si elle n'était à quelque répétition pour le
concert de ce soir. Cela se trouve bien, du reste...
ANGELOTTI.--Pourquoi?
MARIO.--Sa présence contrarierait nos projets!...
ANGELOTTI.--Bon; vous en seriez quitte pour lui dire qui je suis...
MARIO.--Oh! que non pas!... Et que je ne suis pas pour associer les
femmes à ces sortes d'aventures!...
ANGELOTTI.--Même celle-là qui vous est si dévouée?
MARIO.--Même celle-là!... Son concours nous est inutile, n'est-ce
pas?... Biffons l'inutile. Si petit que soit le risque à lui parler, il est
moindre encore à ne lui rien dire, et nous supprimons du coup les
questions, les inquiétudes, la fièvre, les nerfs, etc... surtout sa mauvaise
humeur à me voir protéger un scélérat tel que vous. Car, pour elle,
royaliste, vous n'êtes rien de mieux!... Et puis, supposons la fuite
impossible; que votre séjour à Rome se prolonge; un mot maladroit
peut tout perdre. Pensez surtout qu'elle est dévote, que le confessionnal
est un terrible confident, et que la seule femme vraiment discrète est
celle qui ne sait rien... et encore!...
=On frappe au dehors.=
FLORIA, =dehors=.--Mario!
MARIO.--C'est elle! =(Haut)= Oui! Oui! =(A Angelotti.)=
Cachez-vous!... J'abrégerai sa visite s'il le faut...
=Angelotti se réfugie dans la chapelle.=
FLORIA, =frappant toujours.=--Mais ouvre donc!...

MARIO, =saisissant sa palette et ses pinceaux.=--Mais attends... Je
viens!... Je viens!
=Il tire les verrous et ouvre.=
Scène IV
MARIO, FLORIA
FLORIA, =entrant avec une gerbe de fleurs.=--Voilà des cérémonies
pour m'ouvrir!...
MARIO, =un pinceau dans les dents.=--Tu ne me donnes pas le temps
de descendre.
FLORIA, =regardant partout d'un air soupçonneux.=--Tu tires donc les
verrous à présent?
MARIO.--Oui, le père Eusèbe aime mieux cela.
FLORIA.--Le petit n'est pas là?...
MARIO. =nettoyant ses pinceaux.=--Non, je lui ai donné congé...
=(Floria remonte subitement vers le fond.)= Qu'est-ce que tu regardes?
FLORIA,--A qui donc parlais-tu?...
MARIO.--Moi!... Je ne parlais pas!... Je fredonnais... Tu m'as entendu
fredonner...
FLORIA.--Parler!... Tu faisais comme cela, ch... ch... ch... ch...
MARIO.--Quelle folie!... Qui veux-tu qui soit ici à cette heure?...
FLORIA.--Est-ce qu'on sait?... Quelque vieille dévote amoureuse de
toi.
MARIO.--Oh!... Déjà?... Une scène par cette chaleur... Attends au
moins la fraîcheur du soir... =(Il lui prend les mains et les baise

tendrement.)= Quelle moisson de fleurs!
FLORIA.--Pour la Madone... J'ai tant à me faire pardonner.
MARIO, =continuant.=--Par exemple?...
FLORIA.--Par exemple ce que tu fais là.
MARIO.--Où est le mal?...
FLORIA.--Oh! si, sous ses yeux... =(Baissant la voix.)= Laisse-moi au
moins la saluer avant...
MARIO, =de même, l'imitant.=--Oh! c'est trop juste...
=Floria remonte vers le pilier où est la Madone, dépose ses fleurs dans
la vasque et s'agenouille, le dos tourné à la rampe. Mario en profite
pour échanger un signe d'intelligence avec Angelotti qu'on entrevoit
une seconde derrière la grille.=
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