La Tosca | Page 5

Victorien Sardou
de Championnet. Au retour de l'armée royale, je réussis à gagner
Rome, tandis qu'à Naples, les patriotes, mes amis, étaient écartelés,
aveuglés, mutilés, brûlés vifs par la canaille napolitaine, qui se régalait
de leur chair grillée, et dans la campagne, traqués par les san-fédistes à
la solde d'un Fra-Diavolo ou d'un Mammone, ce monstre qui troue la
gorge de ses prisonniers, et qui boit leur sang!... Mais, quand la
garnison française dut céder Rome aux troupes; napolitaines, arrêté au
mépris de la capitulation et jeté dans, un cachot du château Saint-Ange,
j'y suis oublié depuis un an grâce à ma soeur. Le prince d'Aragon,
gouverneur de Rome pour le roi, n'est pas un méchant homme, et se
prêtait à cet oubli volontaire, dans l'espoir qu'à l'arrivée du nouveau
pape, je profiterais de quelque amnistie; mais, la cour de Naples a
dépêché ici récemment, comme régent de police, un Sicilien qui s'est
fait là-bas une réputation le justicier impitoyable...
MARIO.--Le baron Scarpia!...
ANGELOTTI.--...Et celui-là n'est pas homme à m'oublier!
MARIO.--Ah! le misérable! Sous les dehors de la parfaite' politesse et
de la fervente dévotion, avec ses sourires et ses signes de croix, quel vil
gredin, cafard et pourri, artiste en scélératesse, raffiné dans ses
méchancetés, cruel par dilettantisme, sanguinaire jusque dans ses orgies!
Quelle femme, fille ou soeur, n'a payé de sa honte les démarches faites
auprès de ce satyre immonde?...
ANGELOTTI.--A qui le dites-vous? Ma soeur a dû le fuir épouvantée,
et c'est alors qu'elle a conçu le plan de mon évasion. Mais Scarpia nous
gagnait de vitesse et, dans trois jours, je devais être expédié à Naples
pour y donner à lady Hamilton la joie de voir pendre son ancien
amant!... Plaisir qu'elle n'aura pas, quoi qu'il arrive; j'ai dans cette
bague, grâce à ma soeur, de quoi leur épargner les frais de ma
potence...
MARIO.--Chut!...

ANGELOTTI.--On a frappé...
=Silence. Ils écoutent. Bruit, de voix dehors.=
MARIO, =l'oreille collée à la porte.=--Non! C'est la boule de l'un, des
joueurs qui est venue heurter cette porte. Ils s'éloignent... Ce n'est rien.
=Il revient: à Angelotti.=
ANGELOTTI.--Que je m'en veux de vous associer à mes inquiétudes...
Mais, bon Dieu! je vous parle de moi depuis une heure et je ne sais pas
encore de quel nom vous nommer.
MARIO..--Mario Cavaradossi.
ANGELOTTI.--Le fils?...
MARIO.--De Nicolas Cavaradossi! Un Romain comme vous.
ANGELOTTI.--Je croyais la famille éteinte.
MARIO.--Pas encore, vous voyez. Mais votre erreur s'explique. Mon
père a passé en France la plus grande partie de sa vie. Introduit par
l'abbé Galiani dans la société des Encyclopédistes, il était fort lié avec
Diderot, d'Alembert, etc. C'est ainsi qu'il épousa Mlle de Castron, ma
mère, petite-nièce d'Hélvétius!... J'ai fait mes études à Paris et, après la
mort de mes parents, j'y ai vécu pendant toute la période
révolutionnaire, dans l'atelier de David, dont je suis l'élève...
ANGELOTTI.--Et vous pouvez vivre ici?...
MARIO.--Sans l'avoir désiré, ni même prévu... J'avais à Rome des
intérêts en souffrance. J'y suis venu au moment où les troupes
françaises sortaient par une porte, où l'armée napolitaine entrait par
l'autre. Et j'y suis resté pour mettre ordre à mes affaires...
ANGELOTTI.--Depuis un an?
MARIO.--J'aurais mauvaise grâce à ne pas vous dire la vérité!... J'y suis

resté surtout...
ANGELOTTI, =souriant=.--Pour une femme?
MARIO.--Eh! oui.
ANGELOTTI.--Toujours!
MARIO.--Connaissez-vous la Tosca?
ANGELOTTI.--Floria Tosca? La cantatrice?
MARIO.--Oui!
ANGELOTTI.--De renommée seulement... C'est elle?
MARIO.--C'est elle!... L'artiste est incomparable; mais la femme... Ah!
la femme!... Et cette créature exquise a été ramassée dans les champs, à
l'état sauvage, gardant les chèvres. Les bénédictines de Vérone, qui
l'avaient recueillie par charité, ne lui avaient guère appris qu'à lire et
prier; mais elle est de celles qui ont vite fait de deviner ce qu'elles
ignorent. Son premier maître de musique fut l'organiste du couvent.
Elle profita si bien de ses leçons qu'à seize ans elle avait déjà sa petite
célébrité. On venait l'entendre aux jours de fête. Cimarosa, amené là
par un ami, se mit en tête de la disputer à Dieu, et de lui faire chanter
l'opéra. Mais les bénédictines ne voulaient pas la céder au diable. Ce fut
un beau combat. Cimarosa conspirait; le couvent intriguait. Tout Rome
prit parti pour ou contre, tant que le défunt pape dut intervenir. Il se fit
présenter la jeune fille, l'entendit et, charmé, lui dit en lui tapant sur la
joue: «Allez en liberté, ma fille, vous attendrirez tous les coeurs,
comme le mien, vous ferez verser de douces larmes; et c'est encore une
façon de prier Dieu.» Quatre ans après elle débutait triomphalement
dans la Nina et, depuis, à la Scala, à San-Carlo, à la Fenice, partout il
n'y a qu'elle. Quant à notre liaison, elle a été improvisée ici à
l'Argentina où elle chante en ce moment. Une de ces rencontres où l'on
se sent à première vue l'un pour l'autre, l'un
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