La Tosca | Page 4

Victorien Sardou
et le jour venu, m'y couper les cheveux et la barbe.
J'attendais Trebelli ce matin. Lui seul entrant dans mon cachot, mon
évasion ne devait être constatée qu'à la visite réglementaire de demain.
Il était donc convenu que Trebelli ferait son service à l'ordinaire, et
qu'après s'être entendu avec un voiturier, il viendrait me prendre ici à
l'heure de la grand'messe. Je sortais avec lui sous mes habits de femme,
nous montions en voiture, et nous allions à Frascati rejoindre ma soeur
qui, partie ce matin, y prépare toutes choses pour ma sortie des
Etats-Romains. Trebelli n'a pas paru, et je n'ai su que résoudre, balancé
entre l'obligation de l'attendre, puisque sans lui je ne sais que devenir,
et la crainte de prolonger ici mon séjour. Car enfin, si l'évasion est
découverte, si Trebelli est arrêté, s'il parle...
MARIO.--S'il était arrêté, vous le seriez aussi; car de gré ou de force, il
aurait tout dit!... Et, si votre fuite était connue, le canon du château
Saint-Ange l'aurait appris à toute la ville, en donnant le signal d'en
fermer les portes...
ANGELOTTI.--Ce qui me rassure, en effet, c'est de ne l'avoir pas

entendu. Mais l'absence de cet homme...
MARIO.--Un retard que le moindre accident peut motiver et qui n'a
rien de bien effrayant. Attendons ici patiemment que le jour baisse.
Aucun asile n'est plus sûr pour vous que cette église déserte... D'ailleurs
vous ne sortirez pas de ce côté, sous votre déguisement, sans attirer
l'attention des commères qui tricotent sur le pas de leurs portes, des
enfants, des joueurs de boules qui sont là sur la place. Tandis qu'à la
réouverture de l'église, vous pourrez sortir franchement par la grande
porte, et, dans le va-et-vient des dévotes, personne ne prendra garde à
une de plus. Si, à cette heure-là, Trebelli ne s'est pas encore montré, je
me charge du reste.
ANGELOTTI.--Ah! quel homme vous êtes!... Ce qui aie fâche, c'est
l'inquiétude de ma pauvre soeur qui m'attend.
MARIO.--Et qu'on ne saurait prévenir, malheureusement. Mais je
m'explique sa présence hier dans cette église.
ANGELOTTI.--Vous l'avez vue?
MARIO.--Assez pour fixer sur cette toile le souvenir de sa merveilleuse
beauté.
ANGELOTTI, =regardant=.--En effet!...
MARIO.--Oh! une simple esquisse.
ANGELOTTI, =regardant le tableau.=--C'est bien le ton doré de ses
cheveux, et ses grands yeux bleus si doux... Ah! ma chère Giulia! Quel
dévouement. Pensez que depuis un an elle me dispute à la mort. Mais la
tendresse d'une femme est moins puissante que la haine d'une autre.
MARIO.--Ah! C'est là votre fait?...
ANGELOTTI.--Et par ma faute... Il y a une vingtaine d'années, j'étais à
Londres, uniquement soucieux alors de mes plaisirs... Un soir, au
Waux-Hall, je fus accosté par une de ces créatures qui rôdent, à la nuit,

dans ces jardins publics, en quête d'un souper. Celle-là était
prodigieusement belle. Notre liaison dura huit jours; puis je partis, ne
gardant de cette aventure que le souvenir, qu'elle méritait. Des années
se passent: mon père meurt, et le partage de ses biens me fait
propriétaire de terres considérables dans les environs de Naples, et, par
suite, habitant de cette ville. J'y arrive un jour après une assez longue
absence. Le prince Pepoli chez oui je dîne, me dit: «Venez ça que je
vous présente à l'ambassadeur d'Angleterre, sir Hamilton, et à sa
délicieuse femme qui révolutionne ici toutes les têtes.» Et dans lady
Hamilton, jugez de ma stupeur!... je reconnais ma facile conquête du
Waux-Hall...
MARIO.--Eh! oui. Emma Lyon, bonne d'enfants à ses débuts, puis
servante de taverne, modèle, fille publique, etc... et finalement,
ambassadrice du Royaume-Uni d'Angleterre.
ANGELOTTI.--Je dissimule en vain ma surprise. Lady Hamilton n'est
pas femme à s'y méprendre. Elle se sent reconnue. A table, on m'a fait
l'honneur de m'asseoir à sa droite. Mais un autre convive, La Haine, s'y
place entre nous... Et j'ai la folie de la braver... L'Hamilton n'était pas
alors, comme aujourd'hui, la vraie souveraine de Naples, par l'empire
qu'elle a su prendre sur Marie-Caroline, son amie, sur l'amiral Nelson,
son amant, protecteur du Royaume!... Mais elle avait assez de crédit
déjà, pour exciter la cour à toutes les rigueurs contre les Napolitains
suspects, comme moi, de pactiser avec l'idée révolutionnaire. Irrité de
la voir hostile, pour nous, jusqu'à la cruauté, je m'oubliai à dire
publiquement en quel lieu j'avais connu cette aventurière. Deux jours
après, ma maison était envahie, mes papiers saisis, fouillés... Rien!
Mais dans ma bibliothèque, deux volumes de Voltaire qu'une main
perfide y avait glissés à mon insu, et par quel ordre?... ai-je besoin de
vous le dire? Or le décret royal était formel. Pour tout possesseur d'un
seul ouvrage de Voltaire,... trois ans de galère!...
MARIO.--Et vous avez fait?...
ANGELOTTI.--Mes trois ans!
MARIO.--Ah! grand Dieu!

ANGELOTTI.--Après quoi, exilé, ruiné, tous mes biens étant
confisqués par la couronne, je quittai Naples, où je ne rentrai qu'à la
suite
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