La Terre | Page 6

Emile Zola
dû tourner, devant l'église.
Deux heures sonnèrent, le ciel restait gris, sourd et glacé; et des
pelletées de cendre fine paraissaient y avoir enseveli le soleil pour de
longs mois, jusqu'au printemps. Dans cette tristesse, une tache plus
claire pâlissait les nuages, vers Orléans, comme si, de ce côté, le soleil
eût resplendi quelque part, à des lieues. C'était sur cette échancrure
blême que se détachait le clocher de Rognes, tandis que le village
dévalait, caché dans le pli invisible du vallon de l'Aigre. Mais, vers
Chartres, au nord, la ligne plate de l'horizon gardait sa netteté de trait
d'encre coupant un lavis, entre l'uniformité terreuse du vaste ciel et le
déroulement sans bornes de la Beauce. Depuis le déjeuner, le nombre
des semeurs semblait y avoir grandi. Maintenant, chaque parcelle de la
petite culture avait le sien, ils se multipliaient, pullulaient comme de
noires fourmis laborieuses, mises en l'air par quelque gros travail,
s'acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse;
et l'on distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste
obstiné, toujours le même, cet entêtement d'insectes en lutte avec
l'immensité du sol, victorieux à la fin de l'étendue et de la vie.
Jusqu'à la nuit tombée, Jean sema. Après le champ du Poteau, ce fut
celui des Rigoles et celui des Quatre-Chemins. Il allait, il venait, à
longs pas rythmés dans les labours; et le blé de son semoir s'épuisait, la

semence derrière lui fécondait la terre.

II
La maison de maître Baillehache, notaire à Cloyes, était située rue
Grouaise, à gauche, en allant à Châteaudun: une petite maison blanche
d'un seul étage, au coin de laquelle était fixée la corde de l'unique
réverbère qui éclairait cette large rue pavée, déserte en semaine, animée
le samedi du flot des paysans venant au marché. De loin, on voyait
luire les deux panonceaux, sur la ligne crayeuse des constructions
basses; et, derrière, un étroit jardin descendait jusqu'au Loir.
Ce samedi-là, dans la pièce qui servait d'étude et qui donnait sur la rue,
à droite du vestibule, le petit clerc, un gamin de quinze ans, chétif et
pâle, avait relevé l'un des rideaux de mousseline, pour voir passer le
monde. Les deux autres clercs, un vieux, ventru et très sale, un plus
jeune, décharné, ravagé de bile, écrivaient sur une double table de sapin
noirci, qui composait tout le mobilier, avec sept ou huit chaises et un
poêle de fonte, qu'on allumait seulement en décembre, même lorsqu'il
neigeait à la Toussaint. Les casiers dont les murs étaient garnis, les
cartons verdâtres, cassés aux angles, débordant de dossiers jaunes,
empoisonnaient la pièce d'une odeur d'encre gâtée et de vieux papiers
mangés de poussière.
Et, cependant, assis côte à côte, deux paysans, l'homme et la femme,
attendaient, dans une immobilité et une patience pleines de respect.
Tant de papiers, et surtout ces messieurs écrivant si vite, ces plumes
craquant à la fois, les rendaient graves, en remuant en eux des idées
d'argent et de procès. La femme, âgée de trente-quatre ans, très brune,
de figure agréable, gâtée par un grand nez, avait croisé ses mains
sèches de travailleuse sur son caraco de drap noir, bordé de velours; et,
de ses yeux vifs, elle fouillait les coins, avec l'évidente rêverie de tous
les titres de biens qui dormaient là; tandis que l'homme, de cinq ans
plus âgé, roux et placide, en pantalon noir et en longue blouse de toile
bleue, toute neuve, tenait sur ses genoux son chapeau de feutre rond,
sans que l'ombre d'une pensée animât sa large face de terre cuite, rasée
soigneusement, trouée de deux gros yeux bleu-faïence, d'une fixité de
boeuf au repos.
Mais une porte s'ouvrit, maître Baillehache, qui venait de déjeuner en
compagnie de son beau-frère, le fermier Hourdequin, parut très rouge,

frais encore pour ses cinquante-cinq ans, avec ses lèvres épaisses, ses
paupières bridées, dont les rides faisaient rire continuellement son
regard. Il portait un binocle et avait le continuel geste maniaque de tirer
les longs poils grisonnants de ses favoris.
--Ah! c'est vous, Delhomme, dit-il. Le père Fouan s'est donc décidé au
partage?
Ce fut la femme qui répondit.
--Mais oui, monsieur Baillehache... Nous avons tous rendez-vous, pour
tomber d'accord et pour que vous nous disiez comment on fait.
--Bon, bon, Fanny, on va voir... Il n'est qu'une heure à peine, il faut
attendre les autres.
Et le notaire causa un instant encore, demandant le prix du blé en baisse
depuis deux mois, témoignant à Delhomme la considération amicale
due à un cultivateur qui possédait une vingtaine d'hectares, un serviteur
et trois vaches. Puis, il rentra dans son cabinet.
Les clercs n'avaient pas levé la tête, exagérant les craquements de leurs
plumes; et, de nouveau, les Delhomme attendirent, immobiles. C'était
une chanceuse, cette Fanny, d'avoir été épousée par un amoureux
honnête et
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