La Tête-Plate | Page 8

Émile Chevalier
avait atteint la maturité de l'age. Sa taille était élancée, sa musculature fine, souple, gracieuse dans son jeu; elle annon?ait la vigueur unie à l'agilité. Il avait les traits fortement accusés, un peu secs, et sa physionomie e?t été dure sans une barbe noire qui la masquait en partie et en adoucissait les angles. Son oeil, fréquemment voilé par quelque pensée amère, s'animait de lueurs éblouissantes quand il voulait se fixer sur une personne ou un objet. Son éclat devenait alors insoutenable. Il fascinait, faisait froid au coeur. A la vue de ce personnage, on se sentait en présence d'une de ces existences ravagées par les passions, dont la lave, toujours bouillante dans leur sein, menace à tout instant de faire éruption.
Poignet-d'Acier portait le costume habituel des aventuriers du littoral du Pacifique: chapeau de racines de cèdre à larges bords, chemise de chasse en peau d'élan, une ceinture en cuir de veau marin, d'où pendaient des pistolets, une hache et un large couteau de chasse. Des culottes fabriquées avec le poil d'un grosses-cornes, et des bottes molles, montant au-dessus du genou, lui tenaient lieu de mitas et de mocassins, une grande poudrière et un étui de fer-blanc étaient passés en sautoir derrière son dos. Un fusil à deux coups reposait négligemment sur son avant-bras droit.
Le tableau qui se déroulait aux pieds du promeneur avait une de ces magnificences prodigieuses que l'on ne trouve guère dans les pays cultivés.
Au premier plan, la Colombie, qui, de l'indigo de ses ondes profondes, formait un cadre, saisissant par le contraste, aux ?les verdoyantes, aux bancs de sable dorés dont elle est marquetée à cet endroit; au deuxième plan, des rives escarpées, panachées de pins superbes, puis le mont Sainte-Hélène, de forme conique, coiffé de neiges éternelles, et, dans les derniers lointains, le ciel mêlant son azur avec l'émeraude des incommensurables prairies.
Des phaétons du tropique au cri guttural, de grands albatros bruns, de lourds cormorans égayaient le paysage en rasant la surface du fleuve, tandis que des nuées de corneilles, planant au-dessus de la grève, fondaient, de moment en moment, sur les coquillages que la marée y avait apportés, les saisissaient entre leurs grilles, s'élevaient en l'air, les laissaient retomber sur les rochers où ils se brisaient et où les intelligents oiseaux descendaient pour dévorer le contenu.
Sur cette même grève, on voyait encore jouer ou se chauffer au soleil des troupeaux de loups matins au blanc pelage. A quelques pas, des souffleurs, sortant des eaux leur grosse tête noiratre, lan?aient dans l'espace des guirlandes de pierreries liquides; au milieu d'eux, un banc d'aloses faisait miroiter ses écailles diamantées en cherchant à happer une proie parmi les essaims de mannes [8], si pressés qu'on e?t dit qu'une gaze grise était répandue sur les places qu'ils avaient Enfin, deux faucons à tête jaune décrivaient des cercles concentriques au-dessus du banc d'aloses. A tour de r?le l'un d'eux tombait, avec la rapidité de la foudre, sur les poissons, en enlevait un et le portait, en poussant des cris aigus, au sommet d'un rocher, sur une ?le voisine; ensuite il revenait et continuait la pêche.
[Note 8: Sorte de grosse mouche grisatre, très-abondante, qui suit bancs d'aloses.]
Sur la c?te où se tenait Poignet-d'Acier, le spectacle n'était pas moins attrayant.
Une riche verdure émaillée de violettes, d'oeillets, de dents-de-lion, d'angélique, la tapissait. Autour des décombres du fort, des sureaux et des merisiers en fleurs remplissaient l'atmosphère de pénétrants parfums tandis que des colibris, des oiseaux-mouches, empennés d'émeraudes et de rubis, voltigeaient à la cime, mêlant leur pépiement aux notes argentines de la fauvette et au cri aigrelet du goguelu.
Si captivants quo fussent ces charmes naturels, ils ne parlaient toutefois ni à l'esprit ni au coeur de Poignet-d'Acier.
Il marchait distraitement, par mouvements saccadés, et ses yeux demeuraient attachés au sol.
Des lambeaux de phrases s'échappaient par intervalle de ses lèvres.
Oui, disait-il, avec de l'or, quelques grains de cette poussière jaune qu'on estime tant, je sauverais mon pays! Je l'arracherais à ces misérables Anglais, dont l'implacable cruauté seule égale la perfidie... Et après un instant de silence:
--A quoi bon cette ambition! Les hommes valent-ils la peine qu'on s'occupe d'eux!... Non. Mais ma vengeance! Oh! ma vengeance, elle ne sera assouvie que quand j'aurai chassé du Canada les usurpateurs qui l'oppriment, qui portent le déshonneur...
Ses traits se contractèrent, sa main droite se crispa au canon de son fusil.
Mais de l'or reprit-il au bout d'une minute, de l'or qui m'en donnera? Où en trouver? Depuis six ans que je fais ici la traite des pelleteries, à mes risques et périls, persécuté par les agents de cette infame Compagnie de la baie d'Hudson, traqué nuit et jour par les Indiens, depuis six ans, qu'ai-je amassé?... rien, ou presque rien... On dit cependant qu'il y a par-là, vers le nord, des mines aurifères! Ce Chinouk m'avait promis de m'y
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