La Tête-Plate | Page 4

Émile Chevalier
noirci se trouva en effet dans la paume de sa main droite. Le Dompteur-de-Buffles avait gagné la première manche, si je puis me servir de ce terme, un peu bien policé pour le pays et les gens dont je parle.
--Mon frère le Dompteur-de-Buffles est un grand chef! il vaincra notre frère le medawin, dit Oeil-de-Carcajou, qui gardait une vieille rancune au devin.
--Scoucoumé protégera son fidèle Chinamus, riposta Griffe-de-Panthère avec un regard obséquieux au sorcier.
--Mêle les loros, Pasayouk, dit sèchement ce dernier au Bois-Br?lé. Et quand il eut fini.
--Dans la droite, dit-il.
Il ne s'était pas trompé.
Les Indiens, qui ne, souhaitaient rien tant que de br?ler Ouaskèma, se mirent à entonner de leur voix discordante et gutturale, le he-hui-hie, chant obligé de tous les jeux, parmi les Chinouks.
La captive ne soufflait mot, n'accordait aucune attention à cette partie où sa destinée était en jeu. Elle contemplait mélancoliquement le soleil dont les derniers rayons teignaient d'un rouge pourpre les ondes paisibles de l'océan Pacifique.
Le sachem lui adressa un regard passionné, en reprenant les loros. Ouaskèma ne le remarqua point.
--Dans la gauche, dit Chinamus.
--Non, il est dans la droite, repartit le Bois-Br?lé, en montrant l'atout, placé dans sa main droite avec les fibrilles de cèdre.
Suivant les règles du beullome, le coup était nul.
--Donne-moi les paquets, dit le medawin, il mélangea rapidement les batons et les écorces.
--Dans la droite! s'écria le Dompteur-de-Buffles.
--Non, répondit Chinamus, fermant les poings, et essayant d'escamoter le morceau de bois noir.
Son antagoniste ne lui en laissa pas le temps, et, appliquant un coup de son tomahawk sur la main droite du devin, il fit tomber le baton.
Chinamus se releva, poussa un rugissement de rage, saisit une flèche et en frappa le Dompteur-de-Buffles, en disant:
--La vierge chinouke est à moi. Elle sera br?lée! Le métis tomba roide sur le sol.
Cet acte d'audace avait interdit les Chinouks, qui ne savaient trop s'ils devaient approuver ou condamner la conduite du jeesuka?n, quand cinq coups de feu, tirés simultanément et qui abattirent quatre des leurs, apportèrent une foudroyante diversion dans les pensées de ceux qui demeurèrent debout.

CHAPITRE II
LA COLOMBIE [5]
[Note 5: Je me fais un vrai plaisir de déclarer ici combien je suis redevable, pour cet ouvrage, à l'admirable travail de M. Duflot de Mofras, sur l'Orégon.]
Quelques détails topographiques et ethnographiques sur le théatre de ce drame me paraissent indispensables.
La Colombie, située entre les 46° et 50° de latitude, 40° et 47° de longitude, est bornée au nord par l'?le de Vancouver; au sud par la rivière Umqua, découverte, en 1543, par les Espagnols; à l'est, par la cha?ne des montagnes Rocheuses; à l'ouest, par le Pacifique.
Un fleuve fort important, le rio Columbia, ou rivière Colombie, comme l'ont appelé les Canadiens-Fran?ais, la partage en deux. Ce fleuve, qui prend sa source dans les montagnes Rocheuses, entre les pics Browne et Hooker, points culminants de l'Amérique septentrionale, part du 53° de latitude environ, pour aller, après un cours de cinq cents lieues, se jeter dans l'océan Pacifique par lat. 46° 49' nord.
Chose singulière, unique peut-être dans les annales de l'hydrographie, le rio Columbia descend d'un petit lac, nommé lac du Bol de punch du Comité, lequel donne naissance à un autre cours d'eau considérable, l'Arthabasca, qui va se verser dans l'océan Atlantique, par la baie d'Hudson...
Ce lac mesure à peine une lieue de circonférence!
Un capitaine espagnol, don Bruno de Heceta, reconnut le premier le Columbia, le 17 ao?t 1775. Il l'appela rio de San-Roque, et l'entrée qui décrit une pointe très-basse, allongée, couverte de magnifiques conifères semblant émerger des eaux, re?ut le nom de cap Frondoso. Treize ans plus tard, le 7 juillet 1788, le capitaine anglais Meares, ayant navigué dans ces parages sans apercevoir le fleuve, déclara qu'il ne se trouvait que dans l'imagination de don Bruno de Heceta.
Et, pour mieux le prouver, il baptisa l'endroit cap Désappointement.
Quatre années se passèrent encore sans que l'existence de ce roi des eaux fut un fait acquis à la géographie. Enfin, le 13 mai 1792, le capitaine américain Gray pénétra dans le fleuve avec le navire marchand de Boston, Columbia, qui lui laissa son nom.
Le rio Columbia arrose une superficie de 196,500 milles carrés. Il suit une marche irrégulière, plongeant vers le sud, pour remonter à l'ouest à travers les contrées les plus différentes par leur climat leur sol, leur production. Froid et glacial au pied des montagnes Rocheuses, il se précipite avec furie entre des rives profondément escarpées, bondit sur des roches volcaniques nues, hurle comme une bête fauve contre ses inexorables barrières, écume, bouillonne, fait rage pour sortir de sa prison, puis tombe avec un redoublement de fracas d'une cascade formidable, et promène ensuite ses ondes limpides, bleues comme l'azur céleste, au sein d'une prairie luxuriante où la nature a rassemblé, avec amour, tous les trésors de sa fécondité. Alors le Columbia se fait paisible, majestueux,
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