La Tête-Plate | Page 3

Émile Chevalier
elle était tombée, avait résolu de la br?ler vive, pour se rendre propice à Scoucoumé, l'Esprit du Mal.
Dès que les Indiens eurent cessé leurs chants et leurs danses, il ordonna de préparer un b?cher.
Mais alors le métis lui dit:
Mon frère veut-il me céder cette squaw?
Le jeesuka?n, qui pétunait gravement, les regards tournés vers le soleil couchant, ne répliqua point et le Dompteur-de-Buffles reprit:
--Si mon frère veut me livrer cette squaw, il recevra de moi en échange deux fois vingt tiacomoshaks [3], trois fois trois couvertes de peaux de cygne, un cornet de poudre et la grande hache dont les Kingors [4] m'ont fait présent.
[Note 3: Pour calculer, les Indiens de la Colombie font usage du système binaire. La tiacomoshak est use coquille bleu qui sert de monnaie. Sa valeur est proportionnée à sa longueur. On la pêche près du rio Columbia.]
[Note 4: Corruption de King Georges. Les Indiens nomment ainsi; les Anglais; les Américains, Boston ou Longs-Couteaux; les Canadiens, Franse ou Pasayouk.]
Le sorcier ne parut pas avoir entendu.
--J'ajouterai, dit Bois-Br?lé, une chaudière en fer et une pièce de drap rouge.
--Le b?cher est-il prêt? demanda le devin aux Indiens.
--Il est prêt, répondirent-ils.
--Si mon frère m'abandonne cette squaw, je lui laisserai encore l'usage de ma belle carabine pour deux neiges, insista le chef.
A cette nouvelle proposition, l'oeil du jeesuka?n s'alluma. Mais l'éclair s'éteignit aussit?t sous le voile de ses paupières.
--Scoucoumé désire la vierge clallome; qu'on mette le feu au b?cher, dit-il.
Alors le métis se leva, et faisant signe aux hommes de suspendre les préparatifs du sacrifice, il s'approcha du magicien et lui dit:
--Que mon frère, le sage jeesuka?n m'entende! Qu'il dise ce qu'il veut pour la femme clallome. Mes oreilles sont ouvertes.
--Chinamus, grand medawin des Chinouks, veut immoler cette vierge à Scoucoumé. Ne l'arrête pas davantage, ou redoute le courroux du Mauvais Esprit.
Les sourcils du Dompteur-de-Buffles se rapprochèrent. Il ne put ma?triser un mouvement de colère.
Ouaskèma, la Belle-aux-cheveux-noirs, semblait tout à fait indifférente à ce débat qui avait rassemblé les Chinooks autour de leurs chefs.
--Et si je te donnais cette carabine, plus deux fois deux livres de plomb? demanda le Bois-Br?lé.
--Ce ne serait pas assez.
--Que te faudrait-il donc?
--Ce que mon frère ne voudrait pas me donner, repartit le magicien d'un ton lent et en étudiant la physionomie de son interlocuteur.
--Chinamus, je t'ai dit que mes oreilles étaient ouvertes, mon esprit l'est aussi. Parle.
--Tu promets de m'accorder ce que je te demanderai, en échange de cette squaw?
--Si je l'ai, oui; quand ce serait la plus belle de mes femmes.
Tu l'as; mais ce n'est pas la plus belle de tes femmes. Ce que je veux, Pasayouk... c'est le Tonnerre!
--Le Tonnerre s'écria le sachem avec un dédain mal déguisé; ah! c'est le Tonnerre que tu veux, et tu crois que je le troquerais contre une squaw! Une bête que j'ai élevée moi-même, qui devance le vent, qui met en fuite nos ennemis, que nul autre que moi ne peut monter! Ah! tu voudrais le Tonnerre! Non, jeesuka?n, tu ne l'auras pas!
--Mon frère est libre de garder le Tonnerre, mais moi je suis libre aussi de br?ler la vierge clallome répondit, froidement Chinamus.
--Elle doit être br?lée, clamèrent quelques Indiens en s'avan?ant vers la captive avec des torches enflammées.
Le métis frappa violemment le sol de son mocassin.
--Je casse la tête à qui la touche! fit-il avec emportement.
Et se ravisant, il dit, d'un ton plus doux, au sorcier:
--Eh bien, mon frère, si tu y consens, je te joue mon Tonnerre contre ta captive.
--Ton Tonnerre, la carabine et tout ce que tu avais promis auparavant, dit Chinamus avec une expression de cupidité qui se refléta sur son visage.
--Tout cela.
--Jouons.
--Au beullome?
--Au beullome.
A l'état primitif, autant sinon plus qu'à l'état civilisé, l'homme est impatient d'interroger l'avenir. C'est peut-être la raison pour laquelle les peuples sauvages apportent aux jeux de hasard un amour qui va jusqu'à la frénésie. Ils y oublient la faim, la soif et le sommeil. Dès qu'une partie est engagée, elle peut se prolonger pendant des journées et des nuits entières sans que les intéressés et même les spectateurs s'aper?oivent de la fuite du temps. Aussi, peine le mot beullome eut-il été prononcé, que les Chinouks se rangèrent de chaque c?té des deux adversaires.
Ceux-ci taillèrent dix petits morceaux de bois, longs d'un pouce environ, puis noircirent l'un d'eux à la fumée du feu. Ensuite ils découpèrent, en menus filaments, une écorce de cèdre et en firent deux bottes pouvant tenir, chacune, dans la paume de la main.
--Commence, mon frère, fit le Dompteur-de-Buffles au jeesuka?n.
--Au troisième coup, dit le sorcier, prenant une botte de chaque main et mêlant adroitement les batons entre les filaments.
--Comme il te plaira, mon frère, répondit le Bois-Br?lé l'arrêtant et ajoutant sur le champ: Le noir est dans ta main droite.
--C'est vrai, répliqua l'autre avec un dépit concentré.
Il ouvrit les doigts, et le morceau de bois
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