La Tête-Plate | Page 2

Émile Chevalier
en détachant le cadavre.
--Elle appartient au Dompteur-de-Buffles, dit un autre.
Non, reprit le premier; elle doit être à moi, puisque c'est moi qui ai fait prisonnier ce venimeux Clallome.
Pla?ant ses deux pieds sur les épaules du mort, il souleva d'une main la tête par ses longs cheveux, de l'autre décrivit, avec un petit couteau en silex, une ligne qui, partant, de la nuque, allait la rejoindre en faisant le tour du crane, et tirant vivement la chevelure à lui, il arracha la peau ou scalpe, qu'il agita triomphalement en s'arrosant de sang et proférant l'exclamation ordinaire de l'Indien victorieux:
--Sasakuon (j'ai vaincu mon ennemi)!
A l'exception du Dompteur-de-Buffles, en apparence étranger à cette scène, et du jeesuka?n, qui guignait sournoisement la jeune Indienne, le reste de la bande, composée d'une dizaine d'hommes, commen?a à danser, avec d'épouvantables contorsions, autour du corps mutilé du Clallome.
Sauf le premier aussi, tous faisaient partie de la grande famille des Têtes-Plates, éparse sur les bords de la Colombie, ou rio Columbia, entre la rivière Umqua, le détroit Juan-de-Fuca, près de l'?le Vancouver, et les montagnes Rocheuses.
Comme leur nom l'indique, ils avaient la tête aplatie en forme de coin. Leurs membres, longs et difformes, étaient entièrement nus et bariolés de peinture bizarres qui ajoutaient encore à la laideur de leurs faces, affreusement défigurées, autant par les tatouages qui les couturaient que par la pratique de se malaxer le crane.
Le Dompteur-de-Buffles était un sang mêlé, fils d'un Canadien-Fran?ais et d'une femme indienne. Il devait à sa valeur la haute position qu'il occupait chez les Chinouks. A la suite d'une défaite qu'il fit essuyer aux Clallomes, les premiers l'avaient investi de l'autorité suprême, en lui conférant le titre de Hias-soch-a-la-ti-yah, ou grand chef. Il comptait, néanmoins, plusieurs ennemis dans la tribu; entre autres, le jeesuka?n, qui ne lui pardonnait pas d'avoir la tête ronde, comme les Européens, et l'appelait, par dérision, pasayouk, ou visage blanc.
Son nom de Dompteur-de-Buffles lui venait d'un magnifique taureau sauvage qu'il avait pris au lasso, apprivoisé et dressé si habilement, qu'il s'en servait comme d'un cheval de selle. Ce taureau, plus encore que sa force extraordinaire et sa bravoure à toute épreuve, l'avait, rendu la terreur des Indiens de la Colombie et de la Nouvelle-Calédonie. Ils assuraient volontiers que c'était Scoucoumé, le Mauvais Génie, et le Dompteur-de-Buffles ne manquait pas de profiter de cet effroi superstitieux pour accro?tre sa puissance et ses richesses.
Il était court de taille, trapu, doué d'une charpente robuste, dure et flexible comme l'acier, et d'une constitution qui ne redoutait ni les tiraillements de la faim, ni les br?lements de la soif, ni les morsures du froid boréal, ni les ardeurs d'un soleil tropical.
Un teint cuivré, des pommettes saillantes, des cheveux longs, nattés avec soin et ornés de coquillages, une chemise de chasse en peau de daim, blanchie à la pierre-ponce, et fantastiquement décorée avec des piquants de porc-épic, un long collier de griffes d'ours et de défenses de veau marin, des mitas et des mocassins en peau de loutre, lui donnaient l'aspect d'un indigène de la Saskatchaouane ou de la rivière Rouge, à l'est des Montagnes Rocheuses; mais un anneau passé dans la cloison de ses narines e?t indiqué sa demi-origine chinouke, si la déviation de ses jambes,--vice commun à toute cette race et provenant des longues heures qu'elle passe en d'étroits canots,--avait permis le moindre doute sur sa naissance. Un chapeau d'écorce de cèdre, tissé en forme de ruche à abeilles, et enjolivé par des dessins représentant des Indiens à la pêche de la baleine, couvrait sa tête, dont les yeux vifs et per?ants, profondément encaissés sous des sourcils épais, dénotaient une grande pénétration, unie à une opiniatreté plus grande encore.
Les passions bonnes et mauvaises devaient être soudaines, violentes, dans le coeur du Dompteur-de-Buffles, et s'y livrer une lutte incessante, acharnée.
Contrairement à l'usage des Chinouks qui ont l'habitude de s'épiler, il avait la lèvre supérieure ombragée par une petite moustache noire, fine et soyeuse.
A sa ceinture de cuir de boeuf étaient passés des pistolets et un coutelas; près de lui gisait une carabine à monture de cuivre, garnie de plumes brillantes, et son tomahawk, sorte de massue longue de deux pieds, figurant un croissant en os de cachalot, maculé de sang et des débris du crane du malheureux qu'il venait d'égorger.
Dans la matinée du jour où nous les présentons à nos lecteurs, le Dompteur-de-Buffles et sa troupe avaient rencontré et battu un parti de Clallomes, sur la rive septentrionale de la Colombie. Deux prisonniers étaient restés entre leurs mains, un sachem et Ouaskèma, la Belle-aux-cheveux-noirs. Le premier était mort en brave. Ouaskèma, fille de Tanastic, chef fameux, parmi les Clallomes, attendait fièrement le même sort, sachant bien que sa beauté, sa jeunesse et son rang étaient plut?t faits pour exaspérer que pour toucher ses ravisseurs.
Le jeesuka?n chinouk, entre les mains de qui
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