La Suggestibilité | Page 5

Alfred Binet
associatives, et formant un polygone qui se suffit à
lui-même. Cette supposition lui permet de définir plusieurs cas d'automatisme et de
dédoublement sous une forme qui est très pittoresque, mais qui, prise à la lettre,
conduirait à de graves erreurs.
[Note 7: _Leçons de clinique médicale. L'automatisme psychologique_. Montpellier,
1896.]
La distraction, par exemple, serait une dissociation entre le centre O et le polygone:
«quand Archimède sort dans la rue en son costume de bain, criant Eureka, il marche avec
son polygone et pense à son problème avec son centre O.» Erasme Darwin a raconté
l'histoire d'une actrice qui, tout en jouant et chantant, ne pensait qu'à son canari mourant.
«Elle chantait avec son polygone, et pleurait son canari avec O.» Nous admettons qu'il y
a peut-être quelque avantage, pour la clarté d'une exposition purement médicale, destinée
à des étudiants en médecine, à imaginer un centre psychique supérieur et un polygone de
centres inférieurs; mais on commettrait une erreur en prenant ces hypothèses simplistes
au pied de la lettre.
Ce centre O, qui ressemble un peu trop à la glande pinéale dans laquelle Descartes logeait
l'âme, que devient-il dans les dédoublements de personnalité analogues à ceux de Felida
qui vit, pendant des mois, tantôt dans une condition mentale, tantôt dans une autre?
Peut-on dire que l'une de ces existences est une vie automatique, (polygonale,
sous-association de O) et que l'autre de ces existences est une vie complète (avec le
polygone et O synthétisés)? Evidemment non; et l'embarras de Grasset à s'expliquer sur
ce point (voir la page 98) montre le défaut de la cuirasse qui existe dans la théorie. Il n'y a
point de séparation nette entre la vie psychique supérieure et la vie automatique, au moins
à notre avis; la vie automatique, en se compliquant, en se raffinant, devient de la vie
psychique supérieure, et par conséquent, nous pensons qu'il est inexact d'attribuer à ces
formes d'activité des organes distincts.
Le premier caractère de la suggestion est donc de supposer une opération dissociatrice; le
second caractère consiste dans un degré plus ou moins avancé d'inconscience; cette
activité, quand la suggestion l'a mise en branle, pense, combine des idées, raisonne, sent
et agit sans que le moi conscient et directeur puisse clairement se rendre compte du
mécanisme par lequel tout cela se produit. L'individu à qui on défend de lever le bras,
rapporte Forel[8], est tout étonné et ne comprend pas comment il peut se faire que son
bras soit paralysé; ce procédé de paralysie, qui s'est réalisé en lui, et qui est de nature
mentale, reste pour lui lettre close; de même, l'hystérique à qui l'on fait apparaître une
photographie sur un carton blanc, tiré d'une douzaine de cartons tous pareils, et qui
retrouve ensuite ce carton[9], ne peut pas nous expliquer quels sont les repères qui la
guident; ce sont des repères qui sont inconscients pour elle, et cette inconscience est un
caractère de la dissociation.
[Note 8: _Quelques mots sur la nature et les indications de la Thérapeutique suggestive_.
Revue médicale de la Suisse romande, décembre 1898.]
[Note 9: Voir _Magnétisme animal_, par Binet et Féré, p. 166 et seq.]

Enfin, pour achever cette rapide définition de la suggestion, il faut tenir compte d'un
élément particulier, assez mystérieux, dont nous ne pouvons donner l'explication, mais
dont nous connaissons de science certaine l'existence, c'est l'action morale de l'individu.
Le sujet suggestionné n'est pas seulement une personne qui est réduite temporairement à
l'état d'automate, c'est en outre une personne qui subit une action spéciale émanée d'un
autre individu; on peut appeler cette action spéciale de différents noms, qui seront vrais
ou faux suivant les circonstances: on peut l'appeler peur, ou amour, ou fascination, ou
charme, ou intimidation, ou respect, admiration, etc., peu importe: il y a là un fait
particulier, qu'il serait oiseux de mettre en doute, mais qu'on a beaucoup de peine à
analyser. Dans les expériences d'hypnotisme proprement dit, ce fait se produit surtout par
ce que l'on appelle _l'électivité_ ou le _rapport_; c'est une disposition particulière du sujet
qui concentre toute son attention sur son hypnotiseur, au point de ne voir et de n'entendre
que ce dernier, et de ne souffrir que son contact. On a du reste décrit longuement les
effets de l'électivité non seulement pendant les scènes d'hypnotisme, mais encore en
dehors des séances[10].
[Note 10: Voir Pierre Janet. _L'influence somnambulique et le besoin de direction_,
Revue philosophique, février 1897.]
Les premières expériences méthodiques, de moi connues, qui ont été faites sur des sujets
normaux pour établir les effets de la suggestion en dehors de tout simulacre d'hypnotisme,
sont celles du zoologiste Yung, de Genève[11]. Cet auteur les a décrites un peu
brièvement dans son petit livre sur le sommeil hypnotique. Il raconte que dans son
laboratoire, ayant à exercer des étudiants à l'usage du
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 152
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.