La Suggestibilité | Page 4

Alfred Binet
quelques tricheries se
déclaraient.
Les considérations, précédentes ont surtout pour but de montrer que l'étude de la
suggestion peut se faire ailleurs que dans des séances factices d'hypnotisme et sur des
malades à qui on fait manger des pommes de terre transformées en oranges; dans les
milieux de la vie réelle, les phénomènes d'influence, d'autorité morale prennent un
caractère plus compliqué; et je renvoie le lecteur curieux d'exemples à un chapitre fort
intéressant,[4] du livre du regretté professeur Marion sur l'_Education dans l'Université_.

[Note 4: Pages 310 et seq.]
Tout d'abord, comment devons-nous définir, à ce point de vue nouveau, la suggestion?
Quand est-ce que la suggestion commence? A quel caractère la distingue-t-on des autres
phénomènes normaux qui ne sont point de la suggestion? Cette définition est tout un
problème, et on a dit depuis longtemps que la plupart des gens qui emploient le mot de
suggestion n'en ont pas une idée claire. Il faut évidemment reconnaître comme erronée
l'opinion de tout un groupe de savants pour lesquels la suggestion est une _idée qui se
transforme en acte_[5]; à ce compte, la suggestion se confondrait avec l'association des
idées et tous les phénomènes intellectuels, et le terme aurait une signification des plus
banales, car la transformation d'une idée en acte est un fait psychologique régulier, qui se
produit toutes les fois que l'idée atteint un degré suffisant de vivacité. Au sens étroit du
mot, dans son acception pour ainsi dire technique, la suggestion est une pression morale
qu'une personne exerce sur une autre; la pression est morale, ceci veut dire que ce n'est
pas une opération purement physique, mais une influence qui agit par idées, qui agit par
l'intermédiaire des intelligences, des émotions et des volontés; la parole est le plus
souvent l'expression de cette influence, et l'ordre donné à haute voix en est le meilleur
exemple; mais il suffit que la pensée soit comprise ou seulement devinée pour que la
suggestion ait lieu; le geste, l'altitude, moins encore, un silence, suffit souvent pour
établir des suggestions irrésistibles. Le mot pression doit à son tour être précisé, et c'est
un peu délicat. Pression veut dire violence: par suite de la pression morale l'individu
suggestionné agit et pense autrement qu'il le ferait s'il était livré à lui-même. Ainsi, quand
après avoir reçu un renseignement, nous changeons d'avis et de conduite, nous
n'obéissons point à une suggestion, parce que ce changement se fait de plein gré, il est
l'expression de notre volonté, il a été décidé par notre raisonnement, notre sens critique, il
est le résultat d'une adhésion à la fois intellectuelle et volontaire. Quand une suggestion a
réellement lieu, celui qui la subit n'y adhère pas de sa pleine volonté, et de sa libre raison;
sa raison et sa volonté sont suspendues pour faire place à la raison et à la volonté d'un
autre; on dit à cet individu: vous ne pouvez plus lever le bras, et effectivement tous ses
efforts de volonté deviennent impuissants pour lever le bras; de même, on lui affirme
qu'un oiseau est perché sur son épaule, et il ne peut pas se débarrasser de cette
hallucination, il voit l'oiseau, il l'entend, il est complètement dupe de cette vision. C'est ce
que Sidis[6] exprime dans un langage très clair, mais un peu schématique, quand il dit
qu'il existe en chacun de nous des centres d'ordre différent: d'abord les centres inférieurs,
idéo-moteurs, centres réflexes et instinctifs, et ensuite les centres supérieurs, directeurs,
sièges de la raison, de la critique, de la volonté. L'effet de la suggestion est d'imprimer le
mouvement aux centres inférieurs, en paralysant l'action des centres supérieurs; la
suggestion crée par conséquent, ou exploite un état de désagrégation mentale. Il y a
beaucoup de vrai dans cette conception, quoique la distinction des centres inférieurs et
supérieurs soit un peu grossière. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire intervenir
dans l'explication, même sous forme d'image, une idée anatomique sur les centres
nerveux; je préférerais, quant à moi, distinguer un mode d'activité simple, automatique et
un mode d'activité plus complexe, plus réfléchi, et admettre que par suite de la
dissociation réalisée par la suggestion, c'est le mode d'activité simple qui se manifeste, le
mode complexe étant plus ou moins altéré.
[Note 5: Voici une phrase cueillie dans un ouvrage tout récent: la suggestion n'est-elle
pas l'art d'utiliser l'aptitude que présente un sujet à transformer l'idée reçue en acte?]

[Note 6: The Psychology of Suggestion. New-York, 1898, p. 70.]
Un clinicien bien connu, M. Grasset, a du reste montré récemment l'inconvénient que
peut présenter la schématisation à outrance des phénomènes de suggestion[7]. Cet auteur
a supposé que le pouvoir de direction et de coordination résidait dans un centre spécial de
l'encéphale, le centre O; et que les actes automatiques sont produits par des centres
inférieurs réunis par des fibres
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