La San-Felice | Page 4

Alexandre Dumas, père
et si solide, que, du terrible
malheur qui nous est arrivé, naisse un bien et une amélioration pour
l'avenir, et c'est ce que me fait espérer le génie actif de Votre
Éminence.
»Le roi part demain soir avec le peu de troupes qu'il a pu réunir. De
vive voix, beaucoup de choses s'éclairciront qui restent obscures par
écrit. Quant à moi, j'éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir
accompagner le roi. Mon coeur eût été bien joyeux de voir son entrée à
Naples. Entendre les acclamations de cette partie de son peuple qui lui
est restée fidèle serait un baume infini pour mon coeur et adoucirait
cette cruelle blessure dont je ne guérirai jamais. Mais mille réflexions
m'ont retenue, et je reste ici pleurant et priant pour que Dieu illumine et
fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoup de ceux qui
accompagnent le roi vous porteront de ma part l'expression de ma vraie
et profonde reconnaissance, ainsi que ma sincère admiration pour toute
la miraculeuse opération que vous avez accomplie.
»Je suis trop sincère cependant pour ne pas dire à Votre Éminence que

cette capitulation avec les rebelles m'a souverainement déplu, et surtout
après ce que je vous avais écrit et d'après ce que je vous avait dit. Aussi
me suis-je tue là-dessus, ma sincérité ne me permettant pas de vous
complimenter. Mais, aujourd'hui, tout est fini pour le mieux, et, comme
je l'ai déjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout s'expliquera et, je
l'espère, aura bonne fin, tout ayant été fait pour le plus grand bien et la
plus grande gloire de l'État.
»J'oserai, maintenant que Votre Éminence a un peu moins de travail à
faire, la prier de m'entretenir régulièrement de toutes les choses
importantes qui arriveront, et elle peut compter sur ma sincérité à lui en
dire mon avis. Une seule chose me désespère, c'est de ne pouvoir
l'assurer de vive voix de la vraie, profonde et éternelle reconnaissance
et estime avec laquelle je suis, de Votre Éminence,
»La sincère amie,
»CAROLINE.»
D'après ce que nous avons démontré à nos lecteurs, par tous les détails
précédents, par les lettres des augustes époux que l'on a déjà lues, par
celles de la reine que l'on vient de lire, il est facile de voir que le
cardinal Ruffo, auquel un sentiment de droiture nous entraîne à rendre
justice, a été, dans cette terrible réaction de 1799, le bouc émissaire de
la royauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes des erreurs des
historiens:--erreurs intéressées de la part des écrivains royalistes, qui
ont voulu le rendre responsable, aux yeux de la postérité, des massacres
commis à l'instigation d'un roi sans coeur et d'une reine
vindicative;--erreurs innocentes de la part des écrivains patriotes, qui,
ne possédant point les documents que la chute d'un trône pouvait seule
mettre dans les mains d'un écrivain impartial, n'ont point osé faire peser
sur deux têtes couronnées une si terrible imputation, et leur ont cherché
non-seulement un complice, mais encore un instigateur.
Maintenant, reprenons notre récit. Non-seulement nous ne sommes
point à la fin, mais à peine sommes-nous au commencement de la honte
et du sang.

LXXXIV
CE QUI EMPÊCHAIT LE COLONEL MEJEAN DE SORTIR DU
FORT SAINT-ELME AVEC SALVATO, PENDANT LA NUIT DU
27 AU 28 JUIN.
On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la parole de Ruffo,
mais dans l'adhésion de Nelson, Salvato et Luisa étaient allés chercher
un refuge au château Saint-Elme, et l'on n'a point oublié que ce refuge
avait été accordé par le comptable Mejean moyennant la somme de
vingt-cinq mille francs par personne.
Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage rapide qu'il avait fait
à Molise, avait réalisé une somme de deux cent mille francs.
Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu près, avaient passé dans
l'organisation de ses volontaires calabrais, dans les dépenses que les
besoins des plus pauvres avaient nécessitées, dans l'aide donnée aux
blessés et dans les gratifications accordées aux serviteurs qui leur
avaient rendu des soins pendant leur séjour au Château-Neuf.
Cent vingt-cinq mille francs, comme l'avait écrit Salvato à son père,
avaient été enterrés, dans une cassette, au pied du laurier de Virgile,
près de la grotte de Pouzzoles.
Au moment de se séparer de Michele, qui avait suivi le sort de ses
compagnons et qui s'était embarqué à bord des tartanes, Salvato avait
fait accepter au jeune lazzarone, afin qu'il ne se trouvât point
complétement dénué sur la terre étrangère, une somme de trois mille
francs.
Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia au fort Saint-Elme,
une somme de vingt-deux à vingt-trois mille francs.
Son premier acte, au moment où il vint demander, au prix de quarante
mille francs, l'hospitalité convenue entre le commandant du château
Saint-Elme et lui, fut de remettre au colonel
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