La San-Felice, Tome V | Page 6

Alexandre Dumas, père
dit le chevalier se levant de table, j'ai ta parole, Michele: tu ne
quittes Luisa que quand elle sera dans la barque.
--Soyez tranquille, je ne la quitte d'ici là pas plus que son ombre un jour
de soleil, attendu qu'aujourd'hui je ne sais pas trop ce que chacun de
nous a fait de la sienne.
Le chevalier, qui avait tous ses papiers à mettre en ordre, tous ses livres
à emballer, tous ses manuscrits commencés à emporter avec lui, rentra
dans son cabinet.
Quant à Michele, qui n'avait rien à faire qu'à regarder sa petite soeur, il
fixa son regard bienveillant sur elle, et, voyant deux grosses larmes qui
coulaient silencieusement de ses beaux yeux sur ses joues:
--C'est égal, dit-il, il y a des hommes qui ont une fière chance, et le
chevalier est de ces hommes-là. Mannaggia la Madonna! ce n'est pas
Assunta qui ferait pour moi ce que tu fais pour lui.

Luisa se leva, et, si vite qu'elle rentrât dans sa chambre, si rapidement
qu'elle en refermât la porte, Michele put entendre le bruit des sanglots
qui, malgré elle, maintenant qu'elle était seule, s'échappaient
tumultueusement de sa poitrine.
Nous avons déjà, dans une autre circonstance, et quand c'était Salvato
et non Luisa qui quittait Naples, suivi de l'oeil le mouvement lent et
inégal de l'aiguille sur la pendule. Ce mouvement, en même temps que
nous, deux coeurs le suivaient; mais, appuyés l'un à l'autre, il leur
paraissait à coup sur moins douloureux qu'à ce pauvre coeur isolé qui
n'avait d'autre soutien que le sentiment du devoir accompli.
Luisa n'avait, comme d'habitude, fait que passer par sa chambre et avait
regagné sur la pointe du pied celle de Salvato. En traversant le corridor,
elle avait, avec un certain étonnement, recueilli quelques notes de la
voix de Giovannina chantant une gaie chanson napolitaine. Aux accents
de cette gaieté un peu intempestive, Luisa avait soupiré et s'était
contentée de se dire à elle-même:
--Pauvre fille! elle est contente de ne pas quitter Naples, et, si j'étais
libre et que je restasse comme elle à Naples, comme elle, moi aussi, je
chanterais quelque gaie chanson napolitaine.
Et elle était rentrée dans sa chambre, le coeur encore plus oppressé
qu'auparavant de cette gaieté qui faisait contraste avec sa douleur.
Il est inutile de dire quelles pensées occupaient le coeur de Luisa une
fois qu'elle était rentrée dans le sanctuaire de son amour. Toute sa vie
repassait devant ses yeux, et nous disons toute sa vie, car, dans ses
souvenirs, elle n'avait vécu que pendant les six semaines que Salvato
avait habité cette chambre.
Alors, depuis le moment où le blessé avait été apporté sur son lit de
douleur jusqu'à celui où, appuyé à son bras, le convalescent était sorti
de la maison par cette fenêtre donnant sur la petite ruelle; où, avant de
quitter cette fenêtre, il avait, dans un premier et dernier baiser, appuyé
ses lèvres sur les siennes et versé son âme dans sa poitrine,--alors,
non-seulement chaque jour, mais chaque heure du jour passait devant

elle, triste ou joyeuse, sombre ou éclairée.
Et, comme toujours, elle suivait, les yeux du corps fermés, mais avec
les yeux de l'âme, cette longue et blanche théorie,--lorsqu'elle entendit
gratter doucement à sa porte, et que, de sa voix la plus douce, Michele
lui souffla par le trou de la serrure:
--C'est moi, petite soeur.
--Entre, Michele, entre, dit-elle; tu sais bien que, toi, tu peux entrer.
Michele entra; il tenait une lettre à la main.
Luisa resta les yeux fixés sur cette lettre, les bras étendus, la respiration
suspendue.
Aurait-elle cette suprême consolation dans un pareil moment de
recevoir une dernière lettre de Salvato?
--C'est une lettre de Portici, dit Michele. Je l'ai prise des mains du
facteur, et je te l'apporte.
--Oh! donne, donne! s'écria Luisa, c'est de lui!
Michele lui remit la lettre et alla fermer la porte. Mais, avant de la
fermer:
--Dois-je rester? dois-je sortir? demanda-t-il.
--Reste, reste, cria Luisa. Tu sais bien que je n'ai pas de secrets pour toi.
Michele resta, mais se tint près de la porte.
Luisa décacheta vivement la lettre, et, comme toujours, essaya
vainement de la lire. Les larmes et l'émotion étendaient devant ses yeux
un brouillard qu'il fallait quelques secondes pour dissiper.
Enfin, elle put lire:

«San-Germano, 19 décembre, au matin.»
--Il est à San-Germano, ou plutôt il y était lorsqu'il m'écrivait cette
lettre, dit Luisa à Michele.
--Lis, petite soeur, lui répondit celui-ci: cela te fera du bien.
Elle reprit,--car elle s'était interrompue pour respirer en renversant sa
tête en arrière et en appuyant la lettre contre son coeur,--elle reprit:
«San-Germano, 19 décembre, au matin.
»Chère Luisa,
»Laissez-moi partager avec vous une grande joie: je viens de revoir la
seule personne que j'aime d'un amour égal à celui que je vous ai voué,
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