La San-Felice, Tome V | Page 5

Alexandre Dumas, père
pas sans moi.»
--Je te le promets. Et maintenant embrasse ta soeur, mon garçon, et
mets-toi à table avec nous.
Michele était habitué à cet honneur que lui faisaient de temps en temps
le chevalier et Luisa. Il ne fit donc aucune difficulté d'accepter
l'invitation, maintenant surtout qu'étant nommé capitaine, il avait monté
quelques-uns des degrés de l'échelle sociale qui, autrefois, le séparaient
de ses nobles amis.
Vers quatre heures, une voiture s'arrêta à la porte de la rue, Nina
introduisit le secrétaire du duc de Calabre, qui passa avec le chevalier
dans son cabinet, mais en sortit presque aussitôt.
Michele avait fait semblant de ne rien voir.
En sortant du cabinet, et après avoir reconduit le secrétaire du prince, le
chevalier fit à Luisa un signe pour lui demander s'il pouvait se confier à
Michele.
Luisa qui savait que Michele se ferait tuer pour elle encore bien plus
que pour le chevalier, lui répondit que oui.
Le chevalier regarda un instant Michele.
--Mon cher Michele, lui dit-il, tu vas nous promettre de ne pas dire à

qui que ce soit au monde un seul mot du secret que nous allons te
confier.
--Ah! ah! tu sais ce que c'est, petite soeur?
--Oui.
--Et il faut se taire?
--Tu entends bien ce que te dit le chevalier? Michele fit une croix sur sa
bouche.
--Parlez: c'est comme si le beccaïo m'eût coupé la langue.
--Eh bien, Michele, tout le monde part ce soir.
--Comment, tout le monde? Qui cela?
--Le roi, la reine, la famille royale, nous-mêmes.
Les larmes vinrent aux yeux de Luisa. Michele jeta un rapide coup
d'oeil sur elle et vit ces larmes.
--Et pour quel pays part-on? demanda Michele.
--Pour la Sicile.
Le lazzarone secoua la tête.
--Ah! ah! fit le chevalier.
--Je n'ai pas l'honneur d'être du conseil de Sa Majesté, dit Michele;
mais, si j'en étais, je lui dirais: «Sire, vous avez tort.»
--Oh! pourquoi n'a-t-il pas des conseillers aussi francs que toi, Michele!
--On le lui a dit, reprit le chevalier; l'amiral Caracciolo, le cardinal
Ruffo le lui ont dit; mais la reine a eu peur, mais M. Acton a eu peur, et,
à la suite du meurtre d'aujourd'hui, le roi s'est décidé à partir.

--Ah! ah! fit Michele, je commence à comprendre pourquoi, au nombre
des assassins, j'ai vu Pasquale de Simone et le beccaïo. Quant à fra
Pacifico, pauvre homme, il y était, comme son âne, sans savoir
pourquoi.
--Alors, Michele, demanda Luisa, tu crois que c'est la reine...?
--Chut! petit soeur; on ne dit pas de ces choses-là à Naples, on se
contente de les penser. N'importe! le roi a tort. Si le roi était resté à
Naples, jamais les Français n'y seraient entrés, non, jamais: nous nous
serions plutôt fait tuer tous! Ah! si le peuple savait que le roi veut
partir!
--Oui; mais il ne faut pas qu'il le sache, Michele. Voilà pourquoi je t'ai
fait faire serment de ne rien de dire ce que j'allais te révéler. Enfin, nous
partons ce soir, Michele.
--Et petite soeur aussi? demanda Michele avec un accent dont il n'avait
pu chasser toute surprise.
--Oui; elle a voulu venir, elle a voulu me suivre, cette chère enfant
bien-aimée, dit le chevalier en étendant sa main au-dessus de la table
pour chercher celle de Luisa.
--Eh bien, dit Michele, vous pouvez vous vanter d'avoir épousé une
sainte, vous!
--Michele!... fit Luisa.
--Je sais ce que je dis. Et vous partez, vous partez ce soir! Madonna!
moi, je voudrais bien être quelqu'un: je partirais aussi avec vous.
--Viens, Michele! viens! s'écria Luisa, qui voyait dans Michele un ami
auquel elle pourrait parler de Salvato.
--Par malheur, c'est impossible, petite soeur; chacun a son devoir. Le
tien veut que tu partes, et le mien m'ordonne de rester. Je suis capitaine
et chef du peuple, et ce n'est pas seulement pour faire le moulinet

autour de la tête du beccaïo que j'ai un sabre au côté: c'est pour me
battre, c'est pour défendre Naples, c'est pour tuer le plus de Français
que je pourrai.
Luisa ne put réprimer un mouvement.
--Oh! sois tranquille, petite soeur, reprit Michele en riant, je ne les
tuerai pas tous.
--Eh bien, pour en finir, continua le chevalier, nous nous embarquons
ce soir à la Vittoria, pour rejoindre la frégate de l'amiral Caracciolo,
derrière le château de l'Oeuf. Je voulais te prier de ne pas quitter ta
soeur et, au besoin, de faire pour elle, au moment de l'embarquement,
ce que tu as fait, il y a deux heures, pour moi, c'est-à-dire de la
protéger.
--Oh! sous ce rapport-là, vous pouvez être tranquille, chevalier. Pour
vous, je me ferais tuer; mais, pour elle, je me ferais hacher en morceaux.
Mais, c'est égal, si le peuple savait cela, il y aurait une fière émeute.
--Ainsi,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 80
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.