La San-Felice, Tome IV | Page 8

Alexandre Dumas, père
une jolie figure de vingt-trois ans et à une tournure
distinguée.
Cependant, cette jolie figure de vingt-trois ans et cette tournure, si
distinguée qu'elle fût, ne motivaient point le cri que poussa la reine en
l'apercevant et qui fut répété par Emma, par Acton, par sir William et
par presque tous les convives.
Ce cri était tout simplement un cri d'étonnement motivé par la
ressemblance extraordinaire de Jean-Baptiste de Cesare avec le prince
François, duc de Calabre; c'étaient le même teint rose, les mêmes yeux
bleu clair, les mêmes cheveux blonds, seulement un peu plus foncés, la
même taille, plus élancée peut-être: voilà tout.
De Cesare, qui n'avait jamais vu l'héritier de la couronne, et qui, par
conséquent, ignorait la faveur que le hasard lui avait faite de ressembler
à un fils de roi, de Cesare fut un peu troublé d'abord de cet accueil
bruyant auquel il ne s'attendait pas; mais il s'en tira en homme d'esprit,

disant que le prince lui pardonnerait l'audace involontaire qu'il avait de
lui ressembler, et, quant à la reine, comme tous ses sujets étaient ses
enfants, elle ne devait pas en vouloir à ceux qui avaient pour elle,
non-seulement le coeur, mais la ressemblance d'un fils.
On se mit à table; le souper fut très-gai; en se retrouvant dans un milieu
qui rappelait Versailles, les deux vieilles princesses avaient à peu près
oublié la perte qu'elles avaient faite de leur soeur, perte dont elles ne
devaient pas se consoler; mais c'est un des privilèges des deuils de cour
de se porter en violet et de ne durer que trois semaines.
Ce qui rendait le souper si gai, c'est que tout le monde était persuadé,
comme le roi et d'après le roi, qu'à l'heure qu'il était, le canon qu'on
avait entendu annonçait la défaite des Français; ceux qui n'étaient pas
aussi convaincus ou du moins ceux qui étaient plus inquiets que les
autres faisaient un effort et mettaient leur physionomie au niveau des
visages les plus riants.
Nelson seul, malgré les flamboyantes effluves dont l'inondait le regard
d'Emma Lyonna, paraissait préoccupé et ne se mêlait point au choeur
d'espérance universelle dont on caressait la haine et l'orgueil de la reine.
Caroline finit par remarquer cette préoccupation du vainqueur
d'Aboukir, et, comme elle ne pouvait pas l'attribuer aux rigueurs
d'Emma, elle finit par s'enquérir près de lui-même des causes de son
silence et de son manque d'abandon.
--Votre Majesté désire savoir quelles sont les pensées qui me
préoccupent, demanda Nelson; eh bien, dût ma franchise déplaire à la
reine, je lui dirai en brutal marin que je suis: Votre Majesté, je suis
inquiet.
--Inquiet! et pourquoi, milord?
--Parce que je le suis toujours quand on tire le canon.
--Milord, dit la reine, il me semble que vous oubliez pour quelle part
vous êtes dans ce canon que l'on tire.

--Justement, madame, et c'est parce que je me rappelle la lettre à
laquelle vous faites allusion que mon inquiétude est double; car, s'il
arrivait quelque malheur à Votre Majesté, cette inquiétude se
changerait en remords.
--Pourquoi l'avez-vous écrite, alors? demanda la reine.
--Parce que vous m'aviez affirmé, madame, que votre gendre Sa
Majesté l'empereur d'Autriche se mettrait en campagne en même temps
que vous.
--Et qui vous dit, milord, qu'il ne s'y est pas mis ou ne va pas s'y
mettre?
--S'il y était, madame, nous en saurions quelque chose; un César
allemand ne se met point en marche avec une armée de deux cent mille
hommes, sans que la terre tremble quelque peu; et, s'il n'y est pas à
cette heure, c'est qu'il ne s'y mettra pas avant le mois d'avril.
--Mais, demanda Emma, n'a-t-il point écrit au roi d'entrer en campagne,
assurant que, quand le roi serait à Rome, il s'y mettrait à son tour?
--Oui, je le crois, balbutia la reine.
--Avez-vous vu de vos yeux la lettre, madame? demanda Nelson fixant
son oeil gris sur la reine, comme si elle était une simple femme.
--Non; mais le roi l'a dit à M. Acton, dit la reine en balbutiant. Au reste,
en supposant que nous nous fussions trompés, ou que l'empereur
d'Autriche nous eût trompés, faudrait-il donc désespérer pour cela?
--Je ne dis pas précisément qu'il faudrait désespérer; mais j'aurais bien
peur que l'armée napolitaine seule ne fût pas de force à soutenir le choc
des Français.
--Comment! vous croyez que les dix mille Français de M. Championnet
peuvent vaincre soixante mille Napolitains commandés par le général
Mack, qui passe pour le premier stratégiste de l'Europe?

--Je dis, madame, que toute bataille est douteuse, que le sort de Naples
dépend de celle qui s'est livrée hier, je dis enfin que si, par malheur,
Mack était battu, dans quinze jours les Français seraient à Naples.
--Oh! mon Dieu! que dites-vous là? murmura madame Adélaïde en
pâlissant. Comment! nous
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