La San-Felice, Tome IV | Page 6

Alexandre Dumas, père
Caroline, qui ne connaissait encore que
les succès de son auguste époux, faisait, selon ses instructions, chanter
des Te Deum dans toutes les églises et des cantates dans tous les
théâtres. Chaque capitale, Paris, Vienne, Londres, Berlin, a ses poëtes
de circonstance; mais, nous le disons hautement, à la gloire des muses
italiennes, nul pays, sous le rapport de la louange rhythmée, ne peut
soutenir la comparaison avec Naples. Il semblait que, depuis le départ
du roi et surtout depuis ses succès, leur véritable vocation se fût tout à
coup révélée à deux ou trois mille poëtes. C'était une pluie d'odes, de
cantates, de sonnets, d'acrostiches, de quatrains, de distiques qui, déjà
montée à l'averse, menaçait de tourner au déluge; la chose était arrivée
à ce point que, jugeant inutile d'occuper le poëte officiel de la cour, le
signor Vacca, à un travail auquel tant d'autres paraissaient s'être voués,
la reine l'avait fait venir à Caserte, lui donnant la charge de choisir entre
les deux ou trois cents pièces de vers qui arrivaient chaque jour de tous
les quartiers de Naples, les dix ou douze élucubrations poétiques qui
mériteraient d'être lues au théâtre, quand il y avait soirée extraordinaire
au château, et dans le salon, quand il y avait simple raout. Seulement,
par une juste décision de Sa Majesté, comme il avait été reconnu qu'il
est plus fatigant de lire dix ou douze mille vers par jour que d'en faire
cinquante et même cent,--ce qui, vu la commodité qu'offre la langue
italienne pour ce genre de travail, était le minimum et le maximum fixé
au louangeur patenté de Sa Majesté Ferdinand IV--on avait, pour tout le
temps que durerait cette recrudescence de poésie et ce travail auquel il
pouvait se refuser, doublé les appointements du signor Vacca.
La journée du 9 décembre 1789 avait fait époque au milieu des
laborieuses journées qui l'avaient précédée. Il signor Vacca avait

dépouillé un total de neuf cent pièces différentes, dont cent cinquante
odes, cent cantates, trois cent vingt sonnets, deux cent quinze
acrostiches, quarante-huit quatrains et soixante-quinze distiques. Une
cantate, dont le maître de chapelle Cimarosa avait fait immédiatement
la musique, quatre sonnets, trois acrostiches, un quatrain et deux
distiques avaient été jugés dignes de la lecture dans la salle de spectacle
du château de Caserte, où il y avait eu, dans cette même soirée du 9
décembre, représentation extraordinaire; cette représentation se
composait des Horaces de Dominique Cimarosa, et de l'un des trois
cents ballets qui ont été composés en Italie sous le titre des Jardins
d'Armide.
On venait de chanter la cantate, de déclamer les deux odes, de lire les
quatre sonnets, les trois acrostiches, le quatrain et les deux distiques
dont se composait le bagage poétique de la soirée, et cela au milieu des
six cents spectateurs que peut contenir la salle, lorsqu'on annonça qu'un
courrier venait d'arriver, apportant à la reine une lettre de son auguste
époux, laquelle lettre, contenant des nouvelles du théâtre de la guerre,
allait être communiquée à l'assemblée.
On battit des mains, on demanda avec rage lecture de la lettre, et le
sage chevalier Ubalde, qui se tenait prêt à dissiper, au petit sifflement
de sa baguette d'acier, les monstres qui gardent les approches du palais
d'Armide, fut chargé de faire connaître au public le contenu du royal
billet.
Il s'approcha couvert de son armure, portant sur son casque un panache
rouge et blanc, couleurs nationales du royaume des Deux-Siciles, salua
trois fois, baisa respectueusement la signature; puis, à haute et
intelligible voix, il donna lecture aux spectateurs de la lettre suivante:
«Ma très-chère épouse,
»J'ai été chasser ce matin à Corneto, où l'on avait préparé pour moi des
fouilles de tombeaux étrusques que l'on prétend remonter à l'antiquité la
plus reculée, ce qui eût été une grande fête pour sir William, s'il n'avait
pas eu la paresse de rester à Naples; mais, comme j'ai, à Cumes, à
Sant'Agata-dei-Goti et à Nola, des tombeaux bien autrement vieux que

leurs tombeaux étrusques, j'ai laissé mes savants fouiller tout à leur aise
et j'ai été droit à mon rendez-vous de chasse.
»Pendant tout le temps qu'a duré cette chasse, bien autrement fatigante
et bien moins giboyeuse que mes chasses de Persano ou d'Astroni,
puisque je n'y ai tué que trois sangliers, dont un, en récompense, qui
m'a éventré trois de mes meilleurs chiens, pesait plus de deux cents
rottoli, nous avons entendu le canon du côté de Civita-Castellana:
c'était Mack qui était occupé à battre les Français au point précis où il
nous avait annoncé qu'il les battrait; ce qui fait, comme vous le voyez,
le plus grand honneur à sa science stratégique. A trois heures et demie,
au moment où j'ai quitté la chasse pour revenir à Rome, le bruit du
canon n'avait pas encore cessé; il paraît
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