La San-Felice, Tome III | Page 2

Alexandre Dumas, père
dans cette classe du peuple à laquelle elle appartient; ses
cheveux abondants et très-soignés, retenus en chignon par un ruban
bleu de ciel, sont de ce blond ardent qui semble la flamme voltigeant
sur le front des mauvais anges; son teint est d'un blanc laiteux parsemé
de taches de rousseur qu'elle essaye d'effacer avec les cosmétiques et
les essences qu'elle emprunte au cabinet de toilette de sa maîtresse; ses
yeux sont verdâtres et s'irisent d'or comme ceux des chats, dont elle a la
prunelle contractile; ses lèvres sont minces et pâles, mais, à la moindre
émotion, deviennent d'un rouge de sang; elles couvrent des dents
irréprochables, dont elle prend autant de soin et dont elle paraît aussi
fière que si elle était une marquise; ses mains sans veines sont blanches
et froides comme le marbre. Jusqu'à l'époque où nous l'avons fait
connaître à nos lecteurs, elle a paru fort attachée à sa maîtresse et ne lui
a donné que ces sujets de mécontentement qui tiennent à la légèreté de
la jeunesse et aux bizarreries d'un caractère encore mal formé. Si la
sorcière Nanno était là et qu'elle examinât sa main comme elle a
examiné celle de sa maîtresse, elle dirait que, tout au contraire de Luisa,
qui est née sous l'heureuse influence de Vénus et de la Lune,
Giovannina est née sous la mauvaise union de la Lune et de Mercure, et
que c'est à cette conjonction fatale qu'elle doit les mouvements d'envie
qui, parfois, lui serrent le coeur, et les élans d'ambition qui agitent son
esprit.
En somme, Giovannina n'est point ce que l'on peut appeler une belle
femme, ni une jolie fille; mais c'est une créature étrange qui attire et
fixe le regard de beaucoup de jeunes gens. Ses inférieurs ou ses égaux
ont fait attention à elle, mais jamais elle n'a répondu à aucun; son
ambition aspire à s'élever et vingt fois elle a dit qu'elle aimerait mieux
rester fille toute sa vie que d'épouser un homme au-dessous d'elle, ou
même de sa condition.
Michele et Giovannina sont de vieilles connaissances; depuis six ans
que Giovannina est chez Luisa San-Felice, ils ont eu occasion de se
voir bien souvent; Michele même, comme les autres jeunes gens, séduit
par la bizarrerie physique et morale de la jeune fille, a essayé de lui
faire la cour; mais elle a expliqué sans détour au jeune lazzarone qu'elle

n'aimerait jamais qu'un signore, au risque même que le signore qu'elle
aimerait ne répondît point à son amour.
Sur quoi, Michele, qui n'est pas le moins du monde platonicien, lui a
souhaité toute sorte de prospérités, et s'est tourné du côté d'Assunta, qui,
n'ayant point les mêmes prétentions aristocratiques que Nina, s'est
parfaitement contentée de Michele, et, comme le frère de lait de Luisa,
à part ses opinions politiques un peu exaltées, est un excellent garçon,
au lieu d'en vouloir à Giovannina de son refus, il lui a demandé son
amitié et offert la sienne; moins difficile en amitié qu'en amour,
Giovannina lui a tendu la main, et la promesse d'une bonne et sincère
amitié a été échangée entre le lazzarone et la jeune fille.
Aussi, au lieu de continuer sa route jusqu'au marché royal, Michele, qui,
d'ailleurs, venait probablement faire une visite à sa soeur de lait, voyant
Giovannina pensive à la porte du jardin, s'arrêta.
--Que fais-tu là à regarder le ciel? lui demanda-t-il.
La jeune fille haussa les épaules.
--Tu le vois bien, dit-elle, je rêve.
--Je croyais qu'il n'y avait que les grandes dames qui rêvassent, et que
nous nous contentions de penser, nous autres; mais j'oubliais que, si tu
n'es pas une grande dame, tu comptes le devenir un jour. Quel malheur
que Nanno n'ait pas vu ta main! elle t'eût probablement prédit que tu
serais duchesse, comme elle m'a prédit, à moi, que je serais colonel.
--Je ne suis pas une grande dame pour que Nanno perde son temps à me
dire la bonne aventure.
--Est-ce que je suis un grand seigneur, moi? Elle me l'a bien dite; il est
vrai que c'était probablement pour se moquer de moi.
Giovannina secoua négativement la tête.
--Nanno ne ment pas, dit-elle.

--Alors, je serai pendu?
--C'est probable.
--Merci! Et qui te fait croire que Nanno ne ment pas?
--Parce qu'elle a dit la vérité à madame.
--Comment, la vérité?
--Ne lui a-t-elle pas fait le portrait du jeune homme qui descendait du
Pausilippe? grand, beau, jeune, vingt-cinq ans; ne lui a-t-elle pas dit
qu'il était épié par quatre, puis par six hommes? ne lui a-t-elle pas dit
que cet inconnu, dont nous avons fait depuis la connaissance, courait
un grand danger? ne lui a-t-elle pas dit, enfin, que ce serait un bonheur
pour elle que ce jeune homme fût tué, parce que, s'il n'était pas tué, elle
l'aimerait, et que cet
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