La San-Felice, Tome II | Page 7

Alexandre Dumas, père
coeur si tendre aux soldats de la République.
--Ce n'était point un Français, madame, dit le sbire en secouant la tête.
--Quelle histoire me contes-tu là?
--Jamais Français n'a parlé le patois napolitain comme le parlait le
pauvre diable.
--Holà! s'écria la reine, j'espère, que tu n'as pas commis quelque erreur.
Je t'avais parfaitement annoncé un Français venant à cheval de Capoue
à Pouzzoles.
--C'est bien cela, madame, et en barque de Pouzzoles au château de la
reine Jeanne?
--Un aide de camp du général Championnet.
--Oh! c'est bien à lui que nous avons eu affaire. D'ailleurs, il a eu le
soin de nous dire lui-même qui il était.
--Tu lui as donc adressé la parole?
--Sans doute, madame. En lui entendant hacher du napolitain comme de
la paille, j'ai eu peur de me tromper et je lui ai demandé s'il était bien
celui que j'étais chargé de tuer.
--Imbécile!
--Pas si imbécile, puisqu'il m'a répondu: «Oui.»
--Il t'a répondu: «Oui?»

--Votre Majesté comprend bien qu'il eût parfaitement pu me répondre
autre chose; qu'il était de Basso-Porto ou de Porta-Capuana, et il m'eût
mis dans un grand embarras; car je n'eusse pas pu lui prouver le
contraire. Mais non, il n'y a pas été par trente-six chemins. «Je suis
celui que vous cherchez.» Et pif! paf! voilà deux hommes à terre de
deux coups de pistolet; et vli! vlan! voilà deux hommes à terre de deux
coups de sabre. Il aura jugé indigne de mentir, car c'était un brave, je
vous en réponds.
La reine fronça le sourcil à cet éloge de la victime par son assassin.
--Et il est mort?
--Oui, madame, il est mort.
--Et qu'avez-vous fait du cadavre?
--Ah! par ma foi, madame, une patrouille arrivait, et, comme, en me
compromettant, je compromettais Votre Majesté, j'ai laissé à cette
patrouille le soin de ramasser les morts et de faire panser les blessés.
--Alors, on va le reconnaître pour un officier français!
--A quoi? Voilà son manteau, voilà ses pistolets, voilà son sabre, que
j'ai ramassés sur le champ de bataille. Ah! il en jouait bien, du sabre et
du pistolet, je vous en réponds! Quant à ses papiers, il n'avait pas autre
chose sur lui que ce portefeuille et ce chiffon, qui y est resté collé.
Et le sbire jetait sur la table un portefeuille en basane teint de sang; une
espèce de chiffon de papier ressemblant à une lettre adhérait en effet au
portefeuille, le sang séché l'y maintenait.
Le sbire les sépara l'un de l'autre avec une profonde insouciance et les
jeta tous deux sur la table.
La reine allongea la main; mais sans doute hésitait-elle à toucher ce
portefeuille ensanglanté; car, s'arrêtant à moitié chemin, elle demanda:
--Et son uniforme, qu'en as-tu fait?

--Voilà encore une chose qui a manqué me faire donner au diable: c'est
qu'il n'avait pas plus d'uniforme que sur ma main. Il était tout
simplement vêtu, sous son manteau, d'une houppelande de velours vert
avec des tresses noires. Comme il avait fait un grand orage, il l'aura
laissé à quelque ami qui lui aura prêté sa redingote en échange.
--C'est étrange! dit la reine; on m'avait cependant bien donné le
signalement; au reste, les papiers contenus dans ce portefeuille lèveront
tous nos doutes.
Et, de ses doigts gantés dont les extrémités se teignirent de rouge, elle
ouvrit le portefeuille et en tira une lettre portant cette suscription:
«Au citoyen Garat, ambassadeur de la république française à Naples.»
La reine brisa le cachet aux armes de la République, ouvrit la lettre, et,
aux premières lignes qu'elle en lut, poussa une exclamation de joie.
Cette joie allait croissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans sa
lecture, et, quand elle l'eut achevée:
--Pasquale, tu es un homme précieux, dit-elle, et je ferai ta fortune.
--Il y a déjà bien longtemps que Votre Majesté me le promet, répondit
le sbire.
--Pour cette fois, sois tranquille, je te tiendrai parole; en attendant, tiens,
voici un à-compte.
Elle prit un morceau de papier sur lequel elle écrivit quelques lignes.
--Prends ce bon de mille ducats; il y en a cinq cents pour toi et cinq
cents pour tes hommes.
--Merci, madame, fit le sbire soufflant sur le papier pour en faire sécher
l'encre avant de le mettre dans sa poche; mais je n'ai pas dit à Votre
Majesté tout ce que j'ai à lui dire.
--Et moi, je ne t'ai point demandé tout ce que j'ai à te demander; mais,

auparavant, laisse-moi relire cette lettre.
La reine relut la lettre une seconde fois, et, à cette seconde fois, ne
parut pas moins satisfaite qu'à la première.
Puis, cette seconde lecture achevée:
--Voyons, mon fidèle Pasquale, qu'avais-tu à me dire?
--J'avais à vous dire, madame, que, du moment où ce jeune homme est
resté depuis onze heures et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 81
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.